«L’honneur du rôle de Premier ministre et de l’État doit être préservé et je ne l’humilierai jamais. Je vais à La Haye en tant que Ramush Haradinaj.»
Devant la presse, le Premier ministre du Kosovo, Ramush Haradinaj, annonçait le 19 juillet renoncer à son poste en vue de sa comparution comme suspect pour crimes de guerre devant le nouveau tribunal spécial pour le Kosovo. Une instance financée par l’Union européenne et composée de juges internationaux, chargée «d'enquêter sur les crimes présumés commis par la guérilla albanaise au Kosovo contre des Serbes, des Roms et des opposants albanais à l'UÇK», comme la décrit l'AFP. Une information qui n’a donné lieu qu’à une poignée de brèves et d'articles dans les médias tricolores.
Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’il quitte son costume de chef du gouvernement kosovar pour être jugé à La Haye. En 2005 déjà, cet ancien videur, mais surtout commandant de l’UÇK (Ushtria Çlirimtare e Kosovës, ou «Armée de libération du Kosovo», la guérilla albanaise au Kosovo) avait renoncé à son poste lorsque le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) lui avait signifié l’acte d’accusation établi à son encontre.
Le massacre du lac Radonjić
Dans ce dernier, en date de mars 2005, l’on retrouve pas moins de 37 chefs d’inculpations (17 pour crimes contre l’humanité et 20 pour violation des lois ou coutumes de la guerre) tels que persécutions, détention illégale, traitements cruels, assassinats, viols et «autres actes inhumains», émis à l’encontre de Ramush, alias «Rambo» pour ses partisans.
Des victimes dont les restes furent retrouvés en septembre 1998 par la police serbe à moins de deux kilomètres du village de Glođane, principalement aux abords du lac de Radonjić, peu de temps après la reprise à l’UÇK, par l’armée fédérale yougoslave, de ses environs. Glođane, village natal de Ramush Haradinaj, alors commandant local de l’UÇK, et dont il avait fait son centre d’opérations.
Une maison, à l’entrée de Glođane, bien connue des services des autorités serbes. Le 24 mars 1998, selon un témoin, alors que deux officiers de police parlaient au père de famille des Haradinaj, Ramush aurait surgi de la maison et abattu d’un coup de feu le commandant du poste de police de Rznić, Milorad Otović. Accusé par la famille Haradinaj d’être un «collaborateur serbe», le témoin quitta le village dans les semaines qui suivirent ce premier accrochage majeur entre l’UÇK et la police serbe dans la région.
«En plus de ceux mentionnés dans le présent acte d’accusation, au moins 25 policiers serbes ont été pris pour cible et plus de 60 civils, serbes et albanais, ont été enlevés et beaucoup d’entre eux ont été tués par la suite», évoque de son côté Carla Del Ponte dans son acte d’inculpation, qui d’ailleurs documente cet incident.
On y lit que la police serbe avait encerclé la propriété des Haradinaj, en réponse à des attaques des hommes de l’UÇK contre un camp de réfugiés serbes et Monténégrins à Babaloc. Par ailleurs, Glođane par sa proximité avec la frontière albanaise, facilitant l’acheminement en armes aux sécessionnistes, était devenu un centre de recrutement majeur de l’UÇK.
Une «rivalité violente» entre groupes d’insurgés sur laquelle revenait récemment l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), ainsi que les rivalités entre «anciens chefs de la guérilla reconvertis dans la politique» après le conflit.
Dans un document daté du 6 octobre 2015, la Criminalité dans l’Ouest du Kosovo, la Division de l’Information, de la Documentation et des Recherches (DIDR) de cette administration sous tutelle du ministère de l’Intérieur s’attarde sur les moyens qui auraient permis à l’UÇK de s'armer et de se financer auprès de «groupes criminels transnationaux», dont un membre de la mafia albanophone qui aurait «entretenu des contacts» avec un membre du réseau Al-Qaïda.
«Ramush Haradinaj […] dirigeait un clan criminel à base familiale dans la région de Deçan; ce groupe, comptant une centaine de personnes, aurait été impliqué dans des activités variées de trafic d’armes et de drogues ainsi que de cigarettes et autres marchandises hors douanes», écrit l’OFPRA, mettant en avant un rapport des services de renseignement allemands (BND).
Une zone sous le contrôle exclusif de Ramush Haradinaj et de ses subordonnés, où ses hommes– dont les fameux Aigles noirs, cette «unité spéciale d’intervention rapide» commandée depuis Rznić par Idriz Balaj, lui-même sous les ordres de Ramush– «harcelaient, frappaient ou d’une autre manière chassaient les civils serbes et roms» des villages alors majoritairement peuplés d’Albanais et «tuaient ces civils qui restaient derrière ou refusaient d’abandonner leurs maisons». Le sort des Albanais «perçus comme des collaborateurs» n’était pas plus enviable.
Ascension politique: entre vendetta et soutien américain
L’acte d’accusation ne s’en tient pas à une nécrologie. Les cas de certaines victimes, toujours vivantes à l’ouverture du procès, y figurent. Parmi elles, les Jollaj, une famille Rom habitant le village de Glođane et harcelée durant des mois par les frères Haradinaj (Ramush, Daut, Frashër et Shkëlzen, tous dans l’UÇK). Ramush et ses hommes finirent par contraindre au départ la famille, après avoir saccagé leur maison et s’être emparés de celle du grand-père Jollaj, qui pour sa peine fut également passé à tabac. Dans leur nouveau village, la famille Jollaj fut dépouillée de leur maison par d’autres soldats de l’UÇK.
L’acte d’accusation relate également l’enlèvement de deux Albanais, qu’auraient commis dans un bus Haradinaj lui-même et l’un de ses hommes, tous deux en «uniforme noir», précise le texte. Les corps des deux hommes furent retrouvés par la police serbe après la reprise temporaire du village, ceux-ci présentaient des blessures résultant de «traumatismes contondants».
Mais les témoignages sur le sang chaud de «Rambo» ne fleurissent pas seulement dans les archives de tribunaux internationaux. Dès l’an 2000, des journalistes se firent l’écho d’incidents violents impliquant le futur Premier ministre kosovar.
Un peu plus d’un an après l’arrêt des bombardements de l’Otan et du retrait des forces serbes de la province du Kosovo, The Guardian s’intéressa aux accusations portées par l’Onu à l’encontre de responsables américains en place dans la région. Dans plusieurs rapports de la police onusienne, il était reproché à des responsables en poste au Camp Bondsteel –importante base américaine établie après la guerre du Kosovo– d’avoir interféré dans l’enquête visant «un haut responsable politique albanais du Kosovo impliqué dans des meurtres, un trafic de drogue et des crimes de guerre».
À l’origine, une fusillade ayant eu lieu à Streoc, un village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Glođane, opposant Ramush aux membres de la famille Musaj. Ces derniers, dont la famille était aux commandes des FARK– groupe rival de l’UÇK– étaient venus réclamer au patriarche des Hamadinaj les ossements de l’un de leurs frères, comme le veut la coutume albanaise. Un frère dont ils accusaient Ramush d’avoir ordonné le meurtre, peu de temps après l’arrivée des troupes de l’Otan dans la région.
Un évènement qui était loin d’être le premier au palmarès d’Haradinaj. En effet, comme le rappellent nos confrères britanniques, quelques mois plus tôt, le futur Premier ministre kosovar avait déjà été blessé lors d’une bagarre avec des soldats russes à un checkpoint des forces de la KFOR.
Au moment même de la publication de l’article du Guardian, en septembre 2000, le quotidien britannique soulignait que Ramush Haradinaj était en déplacement aux États-Unis, où il effectuait une collecte de fonds à l’invitation du sénateur américain Benjamin Gilman. Nous étions alors un mois avant les élections municipales au Kosovo.
Témoignage gênant d’un soldat britannique
Notons que l’image de l’ex-chef de guerre –et ex-compagnon d’armes de l’actuel Président kosovar (Hashim Thaçi, quant à lui mis en cause dans un trafic d’organes par un rapport du Conseil de l’Europe)– est à cette époque forte différente auprès de responsables politiques occidentaux et leurs troupes. S’il est décrit par des fonctionnaires britanniques comme un atout «crucial» pour son rôle dans la transition de l’UÇK «d’une armée de guérilla à une garde nationale basée sur des civils», un soldat de Sa Majesté ayant servi au Kosovo l’a plutôt décrit comme un «psychopathe», qui terrifiait et battait ses propres hommes pour maintenir un «semblant de discipline».
«Quelqu’un lui transmettrait des informations et il disparaissait pendant deux heures. Le résultat final serait plusieurs corps dans un fossé», ajoutait le vétéran britannique, cité par The Guardian.
Comme le relate le quotidien, le soldat dit qu’il aurait également été présent lorsqu’Hamadinaj était allé «traiter» avec une famille albanaise qui avait laissé entrer chez elle la police serbe. Sept hommes masqués firent irruption dans ladite maison, rouèrent de coups deux hommes et en emportèrent un troisième vers le canal, lequel ne fut jamais revu. Un évènement documenté par l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe).
En avril 2008, par manque d’éléments et de témoignages, Ramush Haradinaj était acquitté.
Intimidation des témoins et des juges onusiens
Seul l’un des deux autres accusés qui comparaissaient aux côtés de Ramush Haradinaj, l’ancien commandant adjoint du groupe d’opérations de l’UÇK, Lahi Brahimaj, fut condamné à 6 ans… avant d’être acquitté en seconde instance.
Car ce premier procès ne donna satisfaction ni à la défense ni l’accusation, cette dernière insistant tout particulièrement sur les «intimidations graves de témoins» qui avaient marqué le procès, accusant la chambre de première instance d’avoir commis «une erreur grave» en ne prenant pas les mesures nécessaires. Dans ses mémoires, Carla del Ponte est convaincue que l’intimidation des témoins a joué un rôle clef dans l’acquittement de Ramush Haradinaj et de Fatmir Limaj.
«Je suis convaincu que la MINUK et même les officiers de la KFOR craignaient pour leur vie et celle des membres de leur mission. Je pense que certains juges du TPIY avaient peur de devenir une cible pour les Albanais», écrit l’ancienne procureure du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
Des intimidations, voire un «chantage» des Kosovars à l’égard des Occidentaux, jusqu’alors «trop soucieux de préserver l’image de victimes» des Albanais, sur lesquelles revenait récemment le centre moscovite de Carnegie. Le laboratoire d'idées américain rappelle en effet que, lors de sa première arrestation en 2005, Haradinaj avait menacé de soulever les régions de l’Ouest du Kosovo –où il est perçu comme un héros– contre les forces de maintien de la paix.
Un témoin clef retrouvé mort en Allemagne
Le procès vira au fiasco pour l’accusation après la mort en Allemagne de l’un des principaux accusateurs, Agim Zogaj, lui-même ancien commandant de l’UÇK, infligeant un sérieux revers à la crédibilité du programme de protection des témoins d’EULEX. Certains observateurs, tel l’activiste et journaliste albanais Avni Zogiani, avaient alors fustigé auprès du New York Times la recherche «imprudente» par l’UE d’un «succès symbolique» au Kosovo, «ignorant ce qui se passe sur le terrain», rappelant qu’il n’y avait «rien de nouveau ni de choquant» dans l’intimidation et l’assassinat de témoins au Kosovo.
«34 des 100 témoins furent autorisés à dissimuler leur identité, soit le plus grand nombre au TGIY, soulignèrent à l’époque les procureurs. 18 durent être assignés à comparaître, car ils refusaient de paraître, et d’autres, une fois à l’intérieur de la salle d’audience, ont dit qu’ils n’osaient pas témoigner», relatait le quotidien américain.
Après la mort d’Agim Zogaj, retrouvé pendu dans un parc, une mort qui n’était pas la première dans le dossier, les témoins commencèrent à se rétracter, à changer leur version. Le 29 novembre, Ramush Haradinaj –et cette fois-ci ses deux coaccusés– étaient tous acquittés.
Échec du TPIY
24 ans après sa création par le Conseil de sécurité de l’Onu, le TPIY fermait ses portes. L’incapacité à juger les criminels de guerre kosovars (à l’exception de Haradin Bala) aujourd’hui au pouvoir, fin novembre 2017, a pesé lourd dans le constat d’echec de cette juridiction qui ambitionnait de se différencier des «tribunaux des vainqueurs» et de réconcilier Serbes, Monténégrins, Croates, Bosniaques et Albanais.
«L’enquête sur les combattants de l’UÇK a été la plus frustrante de toutes les enquêtes menées par le TPIY», concéda Carla Del Ponte.
Reste à savoir si le tribunal spécial européen réussira là où toutes les précédentes initiatives judiciaires internationales ont échoué. Notons que les nouvelles chambres, spécialisées dans les crimes de guerre commis au Kosovo, sont certes situées à La Haye et leurs juges indépendants de la magistrature kosovare, mais elles n’en demeurent pas moins partie intégrante de l’appareil judiciaire du Kosovo. De leur côté, les autorités serbes ne semblent rien espérer.