Le Maghreb est-il en passe de devenir le nouveau «Detroit» de l’industrie automobile? Depuis quelques années, le secteur est en plein essor et les plus grands constructeurs, faute de se bousculer carrément, se succèdent pour signer partenariats et autres accords d’implantation. L’une des dernières illustrations en date, la signature par les Tunisiens, en marge de leur participation au sommet Chine-Afrique, d’un protocole d’accord avec le Shanghai Automotive Industry Corporation (SAIC). Au ministère de l’Industrie, on affiche son espoir de voir cet accord avec le géant chinois «transformer complètement le paysage automobile du pays».
«Ce dont on a le plus besoin aujourd’hui, ce sont des investisseurs de ce gabarit, qui créent de l’emploi, notamment parmi les cadres, mais aussi ceux qui pourront faire bénéficier le pays d’un transfert de technologies important pour renforcer notre tissu industriel, qui fait partie des fiertés de la Tunisie», a affirmé Fethi Sahlaoui, directeur général au ministère tunisien de l’Industrie à Sputnik.
Un parc automobile «made in Maghreb» en plein essor
En octobre dernier, le groupe tunisien Medicars inaugurait sa première unité d’assemblage de voitures particulières, en partenariat avec «l’autre» géant chinois, Geely, premier constructeur de voitures particulières en Chine. Une première en Tunisie depuis que la Société tunisienne d’industrie automobile (STIA), l’entreprise nationale de carrosserie industrielle, a abandonné les voitures particulières pour se cantonner aux autobus et aux camions, voilà une trentaine d’années. Le Geely GC6 produit en Tunisie sera commercialisé à partir de 2019, et «coexistera» avec les autres modèles de la gamme, qui eux, continueront d’être importés par le concessionnaire.
Quelques semaines auparavant, c’était le groupe Peugeot qui signait le grand retour de sa gamme pick-up, «en choisissant la Tunisie, 25 ans après avoir abandonné sa fameuse 404», précise le directeur général des industries manufacturières (DGIM), Fethi Sahlaoui. Une capacité de 4.000 véhicules par an pour cette usine basée à une vingtaine de kilomètres au sud de Tunis.
À en croire l’anecdote relayée par le site d’informations tunisien Business News, l’installation de cette unité répondait à «la déception des Tunisiens» de voir PSA privilégier le Maroc pour installer sa méga-usine, opérationnelle à partir de 2019 avec une capacité de 100.000 véhicules particuliers par an. Un chiffre qui sera doublé avant 2023, sans pour autant rivaliser avec l’autre grand fleuron de l’industrie automobile marocaine, le groupe Renault-Nissan-Mitsubishi, et son usine spécialisée dans les voitures low-cost, ouverte à Tanger en 2012, qui construit, chaque jour, 1.200 véhicules. Cela sans compter la concrétisation du partenariat avec le Chinois BYD, leader dans les véhicules électriques, avec lequel le Royaume chérifien a signé un accord pour l’implantation d’une nouvelle usine, non loin de Tanger.
Un intérêt pour le Maghreb aux variables multiples
Interrogé au sujet des ambitions du groupe dans la région, la directrice de la communication du groupe PSA pour l'Afrique et le Moyen- Orient, Kaltoum El Youssoufi, a déclaré à Sputnik que
«Nous ne comparons pas nos projets dans la région. Ils sont tous importants et complémentaires. Ces trois projets [en Algérie, au Maroc et en Tunisie, ndlr] s’inscrivent dans le cadre de l’ambition de la région Moyen-Orient et Afrique du Groupe PSA de commercialiser un million de véhicules à horizon 2025. Ils sont destinés à servir des marchés en développement, dans un continent africain qui est en train de connaître une croissance extraordinaire» a déclaré la Corporate Communication Manager pour la région Moyen-Orient et Afrique au sein du Groupe PSA.
Par ailleurs, ajoute l’expert français, ces marchés présentent une opportunité en termes de réduction de coût de production: une main d’œuvre plus accessible et des réglementations locales moins exigeantes qu’en Europe en matière de sécurité automobile. C’est particulièrement le cas quand la voiture produite localement est exclusivement destinée au marché local ou à d’autres marchés émergents.
«Les constructeurs se placent sur des marchés émergents parce que ça apporte de la croissance et des volumes supplémentaires. Et puis on est sur des marchés avec moins de contraintes réglementaires, donc ce sont des marchés plus accessibles où il est possible de dégager potentiellement un peu plus de marges. Les marchés émergents ne sont pas forcément consommateurs de grands véhicules, sur lesquels les constructeurs font les meilleures marges, mais s’intéressent à des véhicules plus pratiques et simples, qui sont dégagés de certaines obligations réglementaires liées à différents systèmes de sécurité nombreux, d’émissions, d’éclairage différents, etc. Les marchés émergents ont donc un intérêt double: le volume et la marge réalisée» analyse Bertrand Rakoto.
«La façon d’aborder et de concevoir le marché africain, et notamment maghrébin, n’est pas la même pour Peugeot et Renault. L’offre au produit n’est pas la même chez les deux constructeurs. On a PSA qui lui doit développer tout seul ses modèles, alors que l’action de Renault repose sur une alliance où il y a Mitsubishi et Nissan. Ces deux derniers proposent des utilitaires et pick-ups qui conviennent au marché africain, chose que Peugeot n’a pas. Donc Peugeot est obligé d’avoir une approche différente de celle de Renault, qui aborde le Maghreb et l’Afrique avec plutôt des voitures dites berlines et se repose sur Nissan et Mitsubishi pour les autres types de véhicules. À l’opposé, PSA se doit de développer des pick-up et certains utilitaires et donc avoir une approche du Maghreb et de l’Afrique plus ciblée.»
«C’est ainsi qu’au Maroc, l’automobile s’est imposée en l’espace de quelques années comme le premier produit d’exportation, avec un chiffre d’affaires à l’export de l’ordre de 6,1 milliards d’euros. Une croissance moyenne de l’ordre de 18% pour ce marché constituant le premier hub de construction sur le continent et employant, entre 2014 et 2017, quelque 83 845 personnes, d’après les chiffres du ministère de l’industrie marocain.
Des modèles de développement adaptés à des «contextes différents»
Pour autant qu’il puisse paraître foisonnant à première vue, le développement du secteur automobile n’évolue pas au même rythme dans les trois pays, pas plus qu’il n’obéit à une même logique. L’impact en termes d’emploi ou de chiffres d’exportation diffère, ainsi, d’un pays à l’autre, en fonction du modèle économique ou du montage juridique choisi.
«Le royaume chérifien a fait le choix de l’ouverture sur l’extérieur, accepté une participation majoritaire des capitaux étrangers dans ses usines (près de 80% à la Somaca, 52,4% à RTM), réduit au minimum ses prétentions fiscales et bénéficié du concours de l’ex-puissance coloniale pour ses infrastructures […] La contrepartie est l’exportation massive d’un produit industriel qui n’existait pas dans l’appareil productif traditionnel.
Ses deux voisins maghrébins ont fait le choix inverse: des usines d’assemblage de taille réduite destinées uniquement à fournir le marché national, un contrôle majoritaire de l’État sur ces dernières, des exemptions fiscales comparables et des prix de vente plus élevés», compare le journaliste et écrivain Jean-Pierre Sereni, dans son article «le pari réussi de la construction automobile au Maroc», sur Orient XXI.
«Le chiffre d’affaires à l’exportation engrangé, au titre de l’année 2017, est de l’ordre de 6 milliards de dinars (2 milliards d’euros), qu’on entend doubler en 2020 et atteindre les 20 milliards (près de 7 milliards d’euros) à l’orée de 2025. Au niveau de l’emploi, quelque 90 000 personnes sont actives dans cette filière, ce qui représente 16% de ce qu’emploie tout le secteur de l’industrie», précise le haut fonctionnaire tunisien à Sputnik.
«Le véritable atout de la Tunisie, c’est les composantes de voitures, et notamment le câblage. Dräxlmaier, Yazaki, ou Leoni qui est présente en Tunisie depuis 40 ans, emploient à eux seuls, près de 30 000 personnes. C’est vrai que le Maroc nous a dépassés en termes de construction de voitures, mais pas en matière de composants. Au contraire, c’est nous qui lui exportons une partie des composantes pour leurs voitures. À telle enseigne que les industriels tunisiens réclament, d’ailleurs, une ligne maritime reliant Tunis à Tanger pour qu’ils puissent écouler leurs exportations dans de meilleures conditions», détaille le DG du ministère tunisien de l’Industrie.
«On veut atteindre pour l’ensemble des véhicules fabriqués ici ou ceux qui vont s’installer, une intégration de plus de 40%. À ce moment, le produit sera considéré comme tunisien et on pourra l’exporter, sans frais de douanes, aux pays avec lesquels nous sommes liés ou nous serons bientôt liés par des accords de libre-échange, comme les pays arabes, l’Union européenne ou les pays du marché Comesa.
«La Tunisie vise à être une plate-forme industrielle et technologique spécialisée dans plus de 90% de la chaîne de valeur mondiale de l’industrie automobile. C’est dans cet objectif et dans le cadre d’une stratégie nationale pour la promotion du secteur, une cité “automotive smart city” sera à moyen terme mise en place», poursuit le DG du ministère de l’Industrie.
«Il y a d’abord la production pure et simple. C’est-à-dire qu’on produit le véhicule sur place. On assemble l’ensemble des modules à partir de pièces majoritairement produites localement ou importées de zones locales. C’est ce qu’on trouve dans des pays comme la France, la Turquie ou la Slovénie, où l’on produit le véhicule de A à Z», précise le consultant de D3 Intelligence.
Le modèle prévalant au sud de la Méditerranée obéit au schéma SKD/CKD (Semi Knocked-Down et Completely Knocked Down). Un système qui consiste à importer des voitures entièrement ou partiellement préassemblées. Selon le schéma retenu, le taux d’intégration varie puisqu’avec le schéma CKD, «on va pouvoir fabriquer certaines pièces sur place, en important d’autres modules, plus imposants, venus d’ailleurs». Du côté des constructeurs, l’objectif consiste souvent dans le contournement de taxes douanières importantes imposées sur les produits finis ou encore CBU (Completely Built Units). Pour les pays producteurs, il s’agit de développer un tissu industriel conséquent, de créer des postes d’emploi, d’aller vers plus d’intégration, en migrant éventuellement, à terme, vers un système de production plus inclusif.
Les importations ont augmenté de 100% en deux mois: la facture salée des Kits SKD/CKD — https://t.co/KRv7XeyfwU
— DzNews (@DZnews_App) 15 avril 2018
#algerie via @DZnews_App
«La filière automobile en Algérie est mal partie en 2014, si bien que son fiasco était programmé. Au lieu de développer d’abord un écosystème, fait notamment d’un réseau de sous-traitants, pour aller ensuite vers l’industrie, on a fait exactement l’inverse. Si bien qu’on est resté au stade de montage primaire, voire déguisé, avec des niches de marchés qui ne profitent à personne, si ce n’est aux marques qui viennent s’octroyer des parts de marchés à moindre coût, puisque la loi limite les participations étrangères. Si on rajoute à cela un système fait d’opacité et de prédation, on aboutit au tableau actuel», a résumé pour Sputnik l’économiste algérien Ferhat Aït Ali.
«L’Algérie a besoin de 20 à 30 ans pour asseoir une industrie automobile intégrée à même d’offrir des produits concurrentiels à la portée du consommateur algérien, de pallier aux importations et d’atteindre l’exportation», déclarait le 22 novembre dernier le ministre de l’Industrie et des Mines, Youcef Yousfi, cité par l’Agence de presse officielle APS.