[texte initialement publié le 15/09/2017 avec les titre et chapô suivants:]:]
«Je suis Qatar»: sous la plume des imams fondamentalistes
«Allah est le seul maître de l'univers, le seul qui mérite d'être adoré, le seul pour qui les fronts doivent se prosterner, le seul pour qui les peaux doivent frémir». Que disent vraiment les imams radicaux dans leurs prêches? En quoi les salafistes se distinguent-ils des Frères musulmans? Enquête.
«Salaf» ou la pureté
Commençons avec Ibrahim Abou Talha, un imam salafiste basé à Pantin, en banlieue parisienne. Français d'origine malienne, il a étudié la pensée salafiste au Yémen. Dans ce prêche sur l'éducation des enfants, il insiste sur l'aspect religieux que les musulmans doivent lui donner. À noter que dans tous les extraits que nous présentons, à chaque fois qu'est employé le mot «Allah», il est systématiquement accompagné d'une incise en arabe du type «soubhanahou wa taala» («gloire à Lui, Il s'est élevé au-dessus de tout»), que les musulmans sont censés ajouter à chaque fois qu'ils prononcent le nom de Dieu en dehors de la récitation d'un verset du Coran. Par souci de confort de lecture, nous ne les reproduisons pas ici.
«Enseigne à tes enfants qu'Allah est le seul maître de l'univers, le seul créateur: c'est lui qui nous a tout accordé, c'est le seul qui mérite d'être adoré, le seul pour qui les fronts doivent se prosterner, le seul pour qui les peaux doivent frémir.»
Si le discours commence sur une note de tolérance (avoir un garçon est aussi bien qu'avoir une fille, puisque les deux sont des dons de Dieu), le ton va crescendo et se fait de plus en plus véhément au fil des phrases. Mais ce qui frappe surtout est le caractère exclusivement religieux des recommandations: il n'est à aucun moment question de développer l'esprit critique, la curiosité ou la créativité des enfants par exemple, comme c'est le cas dans l'école républicaine, mais uniquement de leur enseigner la doctrine religieuse.
La militante Fatiha Boudjahlat, cofondatrice du mouvement Viv (r) e la République, et dont deux frères sont devenus salafistes, se dit préoccupée: «Ce qui me fait du souci dans ce discours, ce n'est même pas tellement par rapport aux adultes, mais par rapport aux enfants: les adultes ont le souvenir d'une époque où ils n'étaient pas aussi pratiquants, donc ils peuvent relativiser», ajoutant:
«Mais ils inscrivent leurs enfants dans les écoles coraniques, et là on n'a pas accès à ce qu'on leur enseigne. La génération qui vient échappe de plus en plus à l'idée de vivre au sein d'une nation.»
Le même Ibrahim Abou Talha développe dans cette autre «khotba» les devoirs que la femme a envers son mari selon la lecture littérale de l'islam que font les salafistes:
«Écoutez ce hadith et méditez-le: "La plupart des habitants de l'enfer sont des femmes. Elles sont mécréantes et ingrates." Cela veut dire qu'elles sont mécréantes non pas parce qu'elles mécroient en Allah, mais parce qu'elles mécroient aux bienfaits de leurs maris.»
Avant d'enchaîner sur le fait que la femme doit se faire aimer par son mari par sa piété avant tout, mais aussi par «sa beauté» et «sa bonne odeur», et qu'elle doit se préserver et ne pas se montrer aux autres hommes ni parler de sa vie conjugale à l'extérieur du foyer. Puis de finir sur une critique des mœurs contemporaines: «À notre époque, des femmes endossent le vêtement de l'homme, montrent leur beauté à leurs amis et leur dureté à leur mari.»
«Cette conception des devoirs conjugaux m'inquiète parce qu'elle peut conduire par exemple à des viols conjugaux, puisque le consentement de la femme est facultatif», alerte Fatiha Boudjahlat.
De ces deux extraits se dégage nettement la caractéristique principale de l'idéologie salafiste quiétiste: la promotion de la piété avant tout et de valeurs perçues comme celles de l'islam de l'époque de Mahomet, et qui diffèrent de celles communément admises dans les sociétés occidentales actuelles. Comme le résume pour Sputnik Antoine Sfeir, politologue, spécialiste de l'islam et directeur de la revue Les Cahiers de l'Orient, «"Salaf" veut dire en arabe "le vrai, le pur, l'originel". L'idée du salafisme est de dire qu'après le prophète, il n'y aurait rien eu de bien nouveau: il faudrait donc revenir à l'islam des origines.» Il écrit par ailleurs dans son Dictionnaire du Moyen-Orient (Bayard, 2011) que
«Le salafisme condamne toute influence occidentale, comme le mode de vie et la société de consommation, mais également la démocratie et la laïcité».
En revanche, le salafisme quiétiste s'oppose au salafisme djihadiste en ce qu'il se veut en retrait de la société. Antoine Sfeir parle de «prédication non-violente et non directement politique»:
«L'islam étant vu comme universel, il n'y aurait donc pas besoin d'État ou de frontières. En sociologie des religions, c'est ce qu'on appelle l'islamisation par le bas.»
Les non-musulmans ne sont d'ailleurs pas du tout visés ou critiqués dans ces deux prêches, et ils ne sont en fait même pas abordés. Le terrorisme est donc, au moins publiquement, réprouvé.
Ainsi, dans un sermon prononcé le vendredi qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l'imam d'Ecquevilly (Yvelines) Youssef Abou Anas condamne fermement ces attaques:
«Sachez, chers musulmans et musulmanes, que les attentats terroristes qu'a connu Paris vendredi dernier sont un crime, réprimandé et condamnable, un crime horrible et barbare commis par de mauvaises mains, par de mauvaises âmes.»
«Leur vision, poursuit-il, a été aveuglée au point de considérer comme bonnes des choses qui en sont le contraire total. […] Il est interdit, chers musulmans et musulmanes, de s'en prendre à des personnes avec qui il y a un pacte et un engagement. C'est un grand péché en islam qui interdira à ses auteurs l'entrée au paradis. […] L'islam est innocent de ces actes, et les musulmans se doivent de les désavouer.»
Ainsi, selon Fatiha Boudjahlat, «On a tout à fait le droit d'être fanatique ou obscurantiste en France, ça n'a rien d'illégal. Le problème, c'est les mécanismes psychologiques que ça déclenche, le processus d'habituation à l'obéissance totale, qui conduit logiquement à considérer que la foi est supérieure au droit d'un État.»
Et de développer: «Tant qu'il n'y a pas conflit, on peut se dire que tout va bien et que ce sont simplement des gens très pieux. Mais il y aura forcément conflit à un moment donné, parce qu'il y aura forcément un arbitrage à faire entre les injonctions politiques de l'État et les injonctions religieuses. La plupart des familles salafistes sont dans l'évitement. Par exemple, leurs enfants ne sont souvent pas scolarisés dans l'école publique, ou bien ils ne travaillent pas pour ne pas se mêler aux non-musulmans. Ce ne sont pas des assassins, mais ça crée un exogroupe à l'intérieur d'une nation, un groupe qui vit en parallèle, et on ne peut pas l'accepter. Ce n'est pas mon idéal de nation, ce n'est pas le modèle universaliste français.»
«Viser les rouages du pouvoir»
Contrairement aux salafistes quiétistes, les Frères musulmans ont un discours politique et même citoyen: d'après Antoine Sfeir, «eux n'ignorent pas les États, loin de là». Si dans les pays musulmans, la vision politique de ce courant est un projet panislamique cherchant à lutter contre le modèle occidental, dans le cadre de l'immigration ils tâchent plutôt d'être «irréprochables» au sein de la société d'accueil et de constituer un mouvement politique qui, quoique religieux et communautaire, ne serait qu'une tendance comme une autre:
«C'est un islamisme qui vise les rouages du pouvoir. C'est donc ce qu'on appelle l'islamisation par le haut», détaille le politologue.
Quant aux non-musulmans, ils ne sont pas ignorés comme chez les salafistes quiétistes, mais au contraire vus comme des alliés politiques potentiels, ce que leurs adversaires qualifient d'«islamo-gauchisme». Des ambitions politiques qui sont parfois reprochées aux Frères musulmans: on les accuse d'essayer d'influencer de l'intérieur les décisions politiques.
«Nous sommes en plein mois de ramadan, le mois de la piété et de la miséricorde, et l'Égypte, les Émirats arabes unis et d'autres pays qui ne méritent même pas d'être cités veulent asphyxier un autre pays musulman, le Qatar, qui est vingt fois plus petit. Je suis contre cet embargo! Le prétexte qu'ils invoquent est le terrorisme… Vous savez combien de Saoudiens il y a avec Daesh? Et dans les tours de New York? Alors que des Qataris, zéro! Cette décision est haram, et mon souhait est qu'ils reviennent à la raison et à la crainte d'Allah, et qu'ils lèvent cet embargo.»
«Le Qatar fait des choses très bien, ne serait-ce qu'avec Al Jazeera. Sans Al Jazeera depuis vingt ans, on aurait étouffé sous la propagande. Alors je le dis: je suis Qatar! Je suis Qatar! Je suis Qatar!»
Concernant la politique intérieure française, il appelle en mai à voter contre Marine Le Pen à l'élection présidentielle. Dans un sermon pendant l'entre-deux-tours, après une introduction où il explique qu'un imam n'a normalement pas à donner de consignes de vote, il se permet cette exception justifiée selon lui par la situation:
«Le vote du 7 mai n'a rien d'ordinaire. Ce ne sont pas deux projets politiques qui s'affrontent, ce ne sont pas deux tendances politiques qui s'affrontent, ce ne sont pas deux partis politiques qui s'affrontent. Là, quand vous avez d'un côté une candidate de la haine, et de l'autre un candidat de l'humanité, de la République, des principes de notre pays, il n'y a pas de choix à faire, il n'y a pas de tergiversations à avoir. C'est un devoir parce que le prophète nous dit que quand vous vivez dans une société, vous faites partie de cette société. Et nous ne laisserons pas passer la candidate qui n'arrête pas de diviser le pays en deux: "les cités" d'un côté et "la France" de l'autre. Je vois beaucoup de jeunes frères qui se disent "l'extrême-droite, pourquoi pas, on va voir"… Non. Il y a un hadith qui dit "ne souhaitez pas, n'espérez pas être confronté à votre ennemi". Et là, même si ce n'est pas le cas de tous les gens de cette tendance, il y en a parmi eux qui sont de véritables ennemis.»
Avant de finir, au bord des larmes, sur une comparaison entre le sort des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et ce que vivraient selon lui les musulmans si le Front national arrivait au pouvoir:
«Aujourd'hui, c'est le musulman qui est devenu le Juif. La seule solution, c'est de faire barrage. Certains parlent de s'abstenir, j'ai honte pour eux, je suis triste pour eux. Ça fait trente ans que je suis en France, et ce n'est pas ce pays que j'ai choisi: je n'ai pas laissé mon Algérie où je suis né pour vivre dans une France gouvernée par le fascisme, et dans une communauté qui ne sait pas reconnaître ses ennemis. Puisse Allah nous aider.»
«Ils jouent sur deux langages différents. D'une part, ils tiennent un langage d'intégration, mais dans une société qui n'est pas "encore" musulmane. D'autre part, ils passent leur temps à victimiser les musulmans en disant qu'ils sont maltraités, mis de côté, pas réellement intégrés dans la société, etc. Cette victimisation vise à pousser les musulmans à aller vers une société plus musulmane, plus religieuse, plus rigoriste.»
En somme, c'est donc une dichotomie qui se dégage de ces «khotbas» radicales: d'un côté les salafistes quiétistes, qui s'opposent au terrorisme, mais ont des discours aux limites de la liberté d'expression et prônent une vision littérale et ultraconservatrice de l'islam, dont la compatibilité des valeurs avec celles de la République pose question; de l'autre, les Frères musulmans, partisans de l'intégration, mais qui peuvent sembler chercher à imposer un modèle politico-religieux difficile à concilier avec la laïcité.
Néanmoins, le directeur des Cahiers de l'Orient se veut rassurant: «Aujourd'hui, l'écrasante majorité des Français de confession musulmane dit très clairement avoir renoncé à la seconde partie de la prédication de l'islam, qui consiste à ériger la cité islamique, autrement dit un État musulman.»