Près de la moitié des stations-service françaises touchées par la pénurie d'essence! C'est la conséquence la plus directe du bras de fer entre les syndicats les plus opposés à la loi Travail — tels que Force Ouvrière ou la CGT — et le gouvernement. Depuis plusieurs semaines, les "usagers" des transports en commun, notamment en province, dans les grandes villes ou ceux de la SNCF, subissent l'effet des "mobilisations nationales" des agents, qui sont maintenant passées à un rythme de croisière de grève hebdomadaire tous les mercredi et jeudi. Et leur situation ne fait qu'empirer: c'est maintenant au nerf de la guerre que la centrale syndicale a décidé de s'attaquer, la base de toute notre économie, et même de notre "société" moderne: l'énergie!
Une situation qui se détériore jour après jour, le nombre de stations-service fermées pour cause de pénurie explose: d'après l'application collaborative "Essence" à la mi-journée de mercredi, ce sont pas moins de 4 129 des 10.264 stations essences que compte le pays qui seraient partiellement ou totalement à sec… Mercredi toujours, le gouvernement a donné son feu vert pour puiser dans les réserves stratégiques du pays.
Ce chef d'entreprise de six salariés, charpentier-couvreur, n'y va pas par quatre chemins:
"Si jamais ça va beaucoup plus loin et qu'ils bloquent vraiment tout comme ils disent, bah là… c'est sûr… je mettrais six salariés au chômage technique, sachant qu'ils ont des traites à payer… cela aura d'autres conséquences."
Clou du spectacle, la CGT Mines et Énergies est parvenue à obtenir l'entrée en grève des salariés de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine. S'ils ont laissé planer la menace de purement et simplement mettre à l'arrêt le dernier réacteur en activité de la centrale dès jeudi, ils ont maintenu une production minimale. Jeudi, où les 18 autres centrales françaises du réseau ont emboîté le pas, la moitié des centrales ayant procédé à une "baisse de la charge", à comprendre une diminution de la production. S'il n'est pas question de "créer des accidents" ou de mettre à terre le réseau, comme l'a affirmé sur BFM la secrétaire fédérale CGT Marie-Claire Cailletaud, le but affiché du mouvement est clairement de pénaliser l'économie, en forçant à importer des volumes massifs d'énergie depuis les pays limitrophes pour satisfaire la demande nationale.
Pour Charles Sannat, il ne fait aucun doute qu'une telle situation, quelle que soit la manière dont elle est présentée par les autorités, viendra non seulement impacter l'économie, mais aussi la vie quotidienne des Français, et ce jusque dans leur assiette…
"On est en train de vivre un blocage de nos chaînes logistiques et de nos chaînes de production. Et il est évident que lorsque vous avez des difficultés d'approvisionnement d'essence — alors vous avez du remarquer que dans la novlangue gouvernementale, le mot +pénurie+ n'a pas le droit d'être utilisé puisque +la France va mieux+ — donc il n'y a pas de pénurie, il y a juste des stations qui sont complètement vides et des gens qui font la queue pendant des heures et des heures, voire des camions de sociétés de transport complètement à l'arrêt. Il y a évidemment des pénuries, elles ont un impact direct sur les chaînes logistiques. Les chaînes logistiques c'est quoi? Le e-commerce, c'est l'approvisionnement des grands magasins, des supermarchés, etc. donc il y a un moment donné où vous pouvez potentiellement vous retrouver avec une situation de blocage, qui va entraîner des difficultés d'approvisionnement, y compris sur des produits de la vie courante. Vous avez potentiellement une situation où vous allez avoir des coupures d'électricité. L'impact économique d'une telle grève n'est pas insignifiant, il devient effectivement majeur: il devient majeur sur la croissance et il deviendra majeur sur le quotidien des gens, qui va fortement être dégradé si cette grève continue à se durcir."
Au-delà des potentielles coupures de courant qui pourraient affecter ses stocks de nourriture si d'autres centrales électriques suivaient le mouvement, c'est toute son activité — basée sur une flotte de véhicules — qui pourrait être durablement mise à mal par une aggravation de la pénurie en carburant:
"Au début de la chaîne, mes fournisseurs ne pourront plus me livrer de marchandises. Si je n'ai plus de marchandises à travailler, je ne pourrais plus produire, si je ne peux plus produire je ne peux plus servir mes clients et là, du coup, sur les engagements que j'ai envers mes clients — par exemple sur la semaine prochaine — je ne sais pas vers qui mes clients se retourneront. Il y a un moment où il faut que le blocage s'arrête pour que tout le monde puisse travailler, sinon ce n'est pas possible."
Malgré la conduite "écoresponsable" de ses livreurs, ceux-ci passent ces derniers jours de plus en plus de leur temps de travail à chercher des pompes et faire la queue aux stations-service encore approvisionnées.
Si pour le moment, les entrepreneurs dans la région parisienne sont peu impactés, il n'en est pas de même en province. C'est ce que nous raconte Édouard Laroche, qui dirige une petite entreprise d'agencement intérieur dans les environs de Chartres. La pénurie d'essence lui a déjà fait perdre des marchés, sans parler de ses chantiers actuels qui sont bloqués faute d'approvisionnement en matériaux. Cet homme de terrain en profite pour faire sa paperasse:
"Ce matin je suis allé faire des courses auprès de mes fournisseurs chartrains; nous sommes plusieurs entrepreneurs concernés par le problème d'un début de difficultés d'approvisionnement chez nos partenaires. Également, pour nous, cela va impacter pas mal de choses: nos chantiers étant sur Paris, à 80 kilomètres du lieu de départ, cela engendre l'arrêt de deux chantiers, car on ne peut plus se permettre de partir parce qu'on ne sait pas si on rentrera le soir et on ne sait pas non plus si on pourra repartir le lendemain."
Ce matin, j'ai entendu plusieurs personnes, franchement très embêtées par rapport à de gros chantiers en cours, où les camions d'approvisionnement n'arrivent plus."
"Ce sont les entreprises qui vont être pénalisées, mais indirectement cela va être les salariés du bâtiment et d'autres secteurs d'activité qui ont besoin de la route pour pouvoir se rendre sur leur lieu de travail et pour être approvisionnés: donc cela va impacter finalement tout le monde."
À commencer par les familles, notamment avec l'arrêt probable de certaines centrales, annoncé dans la journée de mercredi:
"Je suis père de 4 enfants en bas âge, on a la chance d'habiter en agglomération, alors on a la chance de pouvoir encore faire certaines choses en vélo […] Pour l'instant, on arrive à peu près à faire les courses pour le ravitaillement, mais certains rayons commencent à se vider."
S'il laisse planer la menace de "sérieusement réviser" les investissements prévus en France, à comprendre dans les raffineries du groupe, il faut savoir que Total a prévu d'investir près de 2 milliards d'euros en cinq ans dans sa branche raffinage — pétrochimie, dont 400 millions d'euros rien que dans la modernisation du site de Donges, en Loire Atlantique, et qu'au moment de ces déclarations, cinq raffineries du groupe à travers le pays étaient plus ou moins fortement impactées par des mouvement sociaux.
Le coût de l'arrêt de ses raffineries dans l'Hexagone pourrait selon certaines estimations couter entre 40 et 45 millions d'euros par semaine.
D'autant plus que cela donne lieu à des situations pour le moins incongrue, dans la zone portuaire du Havre, où la raffinerie de Total à Gonfreville-l'Orcher est totalement arrêtée, celle Port-Jérôme, opérée par son concurrent américain Exxon Mobil, a vu son mouvement de grève s'interrompre mercredi soir.
Mais pour l'économiste Charles Sannat, rédacteur du blog Insolentiae, la menace du Directeur général de Total n'est pas des mieux venues:
"En fonction de votre économie, et bien, vous êtes obligé d'avoir une implantation. Une menace qui est assez risible c'est celle du patron de Total, Pouyanné, qui nous expliquait hier qu'il allait reconsidérer les investissements dans les raffineries françaises. Si M. Pouyanné de Total, veut aller mettre ses raffineries à 1500 km des 3000 stations-service qu'il a en France, il peut aller mettre ses raffineries en Russie, s'il veut; cela lui coûtera 4 fois plus cher d'acheminer l'essence qu'il vendra dans ses stations-service françaises, qui lui rapportent beaucoup d'argent chaque année. Donc il fera ce qu'il fait depuis toujours: il aura des raffineries proches de ses consommateurs. Cela a toujours fonctionné comme ça et ça ne peut fonctionner que comme ça, parce que sinon l'essence qu'il va vendre va être beaucoup trop chère. Si vous voulez, il y a des contraintes de fonctionnement qui font que de toute manière tout n'est pas possible, y compris en termes de +je quitte la France+, +je n'investis pas en France+.
Il n'en demeure pas moins que l'on constate très clairement dans les chiffres que l'investissement étranger a progressé beaucoup moins vite que dans les autres pays européens."
Charles Sannat, tient toutefois à rappeler que les grands groupes sont aujourd'hui mieux lotis en matière de fiscalité, notamment avec les allégements du type crédit-impôts recherche, que la plupart des TPE-PME:
"La France peut être un enfer fiscal et administratif pour un TPE ou une PME, pour un très gros groupe comme Total, la France est plutôt un paradis fiscal. Il ne faut pas se bercer d'illusions; si Total est toujours en France, c'est que Total à intérêt à être en France. Si Google s'installe en France, c'est que Google a intérêt à être en France. Les entreprises ne sont par définition ni gentilles ni altruistes, elles poursuivent uniquement leurs objectifs d'entreprise, qui est de faire des bénéfices et de prendre des parts de marché. C'est la raison d'être d'une entreprise et vous ne pouvez pas reprocher à une entreprise de poursuivre sa logique d'entreprise."
Le cabinet d'audit relève qu'une tache subsiste sur ce tableau optimiste, quant à une reprise économique sur le vieux continent: la France, qui s'inscrit à la traîne en n'ayant visiblement pas bénéficié de la dynamique. L'Hexagone enregistre en effet un infléchissement du nombre de projets d'implantations de l'ordre de 2 %, et ce malgré les incitations fiscales mise en place par le gouvernement, telles que le Crédit d'impôt compétitivité et emploi (CICE) ou le "tax4business". L'étude n'y va pas par quatre chemins. Elle conclut que l'Hexagone est désormais "évincé de la compétition Royaume-Uni / Allemagne".
L'illustration choisie est flagrante: alors qu'en 2015 près de 150 groupes internationaux ont choisi la Grande-Bretagne pour y installer leurs sièges sociaux, un nombre qui a triplé par rapport à 2014, seuls 11 groupes ont choisi la France.
Que pensent les Français de la situation de blocage qui s'étend au pays? D'après un sondage paru dans Le Parisien, Aujourd'hui en France, 61 % des Français rejetteraient la faute de la crise sur le gouvernement. C'est à se demander si les Français réalisent vraiment les conséquences que peuvent avoir à moyen et long terme ce genre de mouvements sociaux. Mais pour Charles Sannat, la réponse n'est pas si simple; si les Français sont rassurés par les discours optimistes des autorités, ils n'en demeurent pas moins remontés.
"Soyons clair: les Français ont élu un président de gauche et un gouvernement de gauche — peu importe l'opinion politique de chacun, ce n'est pas le sujet — la majorité des Français ont élu un pouvoir dit de gauche; et un pouvoir dit de gauche, dans l'esprit des Français ne peut pas passer une loi telle que la loi El-Khomri qui est évidemment une loi d'inspiration libérale et qui dans l'esprit collectif est une loi de droite. Les gens de droite, ça ne les fait pas hurler, la loi El-khomri, mais les gens de gauche, qui accessoirement sont quand même ceux qui ont porté François Hollande au pouvoir il y a 4 ans, ça les fait hurler. Ça les fait tellement hurler qu'ils demandent le retrait de cette loi. Ils ne vont pas s'arrêter là, et pour une majorité de Français ayant porté un gouvernement de gauche au pouvoir, il y a une forme de bienveillance populaire aussi à l'égard de la grève.
Les Français — c'est un phénomène assez peu pris en compte — ont envie d'en découdre: ce n'est pas uniquement +les Français en ont marre+, je crois qu'on a actuellement les conditions réunies pour une énorme explosion sociale."
La perspective de la mise à mal de l'euro de Football, qui doit débuter dans moins de deux semaines, pourrait-elle faire céder le gouvernement sur la Loi Travail? Il faut dire que si la pénurie d'essence ne semble pas faire beaucoup réagir de ministres, les réactions en haut lieu se sont succédé depuis les derniers "dysfonctionnements" survenus au Stade de France lors du match PSG-OM, en présence du Président François Hollande.
Moralité, s'il n'y a plus de pain, il faut au moins que les gens aient des jeux.
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