Le 20 juin 1945, «Normandie-Niémen» retrouve la France et entre dans la Légende

En cette fin d'après-midi de ce mercredi 20 juin 1945, l'aéroport de Paris-Le Bourget est irradié d'un soleil resplendissant. Une foule disparate et joyeuse s'est amassée en nombre derrière l'aérogare du Bourget qui est pavoisé d'une multitude de gerbes de drapeaux soviétiques et français.
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Le public fourni est également présent sur le balcon du deuxième étage de l'aérogare et la terrasse est aussi noire de monde. La musique de l'air de la base aérienne 117 de Paris-Balard et deux bataillons de l'armée de l'Air sont positionnés sur l'esplanade et attendent dans une atmosphère de kermesse. Tout est prêt pour accueillir et fêter les illustres pilotes de «Normandie-Niémen» qui se sont couverts de gloire dans les cieux soviétiques.

Cependant, avant d'évoquer ce retour triomphal, il est opportun de revenir six semaines auparavant.

Nous sommes au matin du 8 mai 1945. Le Régiment «Normandie-Niémen» quitte le terrain de Bladiau, où il a séjourné trois jours seulement, pour prendre ses quartiers sur le terrain d'Heiligenbeil, en Prusse-Orientale.

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Le presque promu lieutenant-colonel Delfino (1) part en Yak-6 pour Varsovie d'où il prendra un Lissounov Li-2 (avion Douglas DC-3, produit sous licence soviétique) pour Moscou. Il doit régler les modalités du retour en France de «Normandie-Niémen». 

Le régiment perçoit quatorze nouveaux Yak-3. Devant cette livraison d'appareils non prévue, le capitaine de Saint-Marceaux décide le rétablissement provisoire de trois escadrilles avec l'accord du capitaine ingénieur Agavelian, chef du personnel technique soviétique. Les Français profitent du peu d'activité aérienne opérationnelle pour lâcher sur Yak-3 quelques-unes des treize nouvelles recrues (2) arrivées à l'unité deux semaines auparavant.

À 16h00, la radio annonce la fin des hostilités, précisant que l'Allemagne vient de signer la capitulation à Reims, en France. Aussitôt, de la voiture radio retentissent Te Deum et hymnes nationaux.  

Le lendemain, au Q.G. soviétique de Karlshorst, au nord-est de Berlin, l'acte final de capitulation est signé par le maréchal Keitel, commandant la Wehrmacht, le général Stumpff, commandant la Luftwaffe, et l'amiral von Friedeburg, commandant la Kriegsmarine. Le maréchal Joukov, commandant en chef l'Armée rouge, et l'Air Marshal britannique Tedder, représentant le général Eisenhower, signent comme parties contractantes, tandis que les généraux Spaatz (États-Unis) et de Lattre de Tassigny (France) signent comme témoins.   

Le 20 juin 1945, «Normandie-Niémen» retrouve la France et entre dans la Légende

En ce 9 mai 1945, à 13h00, sur le terrain d'Heiligenbeil, se tient une prise d'armes pour célébrer la victoire. Après la lecture de l'ordre du jour de la victoire, le colonel Skavronsky prononce une longue allocution retraçant l'épopée de l'Armée rouge. Puis, quelques orateurs improvisés, dont les capitaines de Saint-Marceaux et Albert, prennent à leur tour la parole. Le général Zakharov, commandant la 303ème division aérienne soviétique, clôture enfin la cérémonie en peu de mots et, après avoir subi les feux croisés de quelques photographes, chacun s'en retourne à ses occupations.

Le lendemain, une messe d'action de grâce est célébrée par le Père Lepoutre, aumônier de l'Air, arrivé au régiment le 30 avril précédent. En ces quelques minutes de recueillement, chacun peut mesurer ce que ces cinq années et demie de guerre ont représenté d'épreuves de toutes sortes. Que de camarades, d'amis, que de parents disparus… «Normandie-Niémen» a payé un lourd tribut avec 42 des siens tombés pour la liberté!

Le 12 mai, le régiment se déplace à Elbing, première étape vers le retour en France. Mais, les choses traînent en longueur. Delfino s'impatiente. Il attend aussi la confirmation de sa promotion au grade de lieutenant-colonel; le général Ernest Petit, chef de la Mission militaire française à Moscou, l'invite à la considérer comme acquise à titre temporaire.

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Le 18 mai, le lieutenant-colonel Delfino est de retour parmi ses pilotes auxquels il apporte la nouvelle tant attendue du très prochain retour en France de «Normandie-Niémen».

Le 23 mai, après une multitude de «prazniks» (fêtes) en l'honneur des pilotes français, ces derniers embarquent à Intersburg à bord de cinq Li-2 à destination de Moscou. Au moment où ils survolent le Niémen, les cinq avions font demi-tour et débarquent les Français à Elbing, sans la moindre explication. Le lieutenant-colonel Delfino est furieux ; il demande à se rendre à Moscou. Mais, dans la succession d'ordres et de contrordres, il n'en recevra l'autorisation que le 31 mai.

Pour les Français, terriblement déçus de cet invraisemblable revirement, la semaine qui suit s'avère difficile.

Enfin, le 1er juin, à 13h15, les Français décollent d'Elbing sur des Li-2 pour Moscou où ils arrivent à 18h30.   

Le 5 juin, une messe est célébrée par le Père Lepoutre en l'honneur des morts de «Normandie-Niémen». Celle-ci est suivie d'une visite empreinte d'une très grande émotion au cimetière Vvedenskoïe de Moscou où reposent plusieurs pilotes français tombés au champ d'honneur (3). Ceux-ci ont été inhumés près du carré militaire où sont ensevelis des grognards de Napoléon tombés lors de la Campagne de 1812. L'épouse et la fille du général Petit fleurissent les morts de «Normandie-Niémen».

Le soir, «praznik» redoutable dans la maison de l'Armée rouge. Le maréchal Novikov et le général Levandovitch remettent à cette occasion de nombreuses décorations. Le sous-lieutenant Jacques André et le lieutenant Marcel Lefèvre sont élevés à la dignité de «Héros de l'Union soviétique», privilège rare pour un étranger. Pour Marcel Lefèvre, cette haute distinction lui est attribuée à titre posthume ; un an jour pour jour après qu'il ait rendu son dernier souffle à l'hôpital Sokolniki de Moscou. 

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Le 9 juin, une formidable nouvelle parvient sous la forme d'un télégramme adressé par le général Petit:

«Le général Antonov, chef d'état-major de l'Armée rouge, vient de me faire la communication suivante: le maréchal Staline me charge, au nom du gouvernement, de vous dire qu'il considère que Normandie-Niémen, ayant très bien combattu sur le front soviétique, il ne serait pas juste de le désarmer en lui enlevant son matériel. Il propose que les pilotes de Normandie-Niémen rentrent en France avec leurs avions de combat.»

Dans un message adressé au général de Gaulle, le maréchal Staline écrira:

«Le régiment français Normandie-Niémen retourne dans sa patrie tout équipé, c'est-à-dire avec ses avions également tout équipés et, comme itinéraire, il suivra l'Elbe en direction de l'ouest. J'ai estimé essentiel que le régiment conserve le matériel dont il s'est servi courageusement et avec un plein succès sur le front oriental. Que ce matériel soit le modeste cadeau de l'aviation de l'Union soviétique à la France et le symbole de l'amitié de nos deux peuples…»  

Il est vrai qu'il est de tradition en Russie que le vainqueur rentre chez lui avec ses armes. Aussitôt, la 303ème division aérienne s'organise pour trouver les meilleurs avions afin de remplacer les Yak-3 les plus usagés. «Normandie-Niémen» se retrouve avec quarante appareils en excellent état. Le lieutenant-colonel Delfino décide de reformer les quatre escadrilles: «Rouen», «Le Havre», «Cherbourg» et «Caen», respectivement confiées aux capitaines Marcel Albert, Joseph Risso, Charles de La Salle et Roland de La Poype.

Vendredi 15 juin 1945. Cette fois, ça y est ; ce grand jour tant souhaité est enfin arrivé! Après plusieurs faux départs, l'heure du retour en France a vraiment sonné. Une légère surexcitation flotte dans l'air… Cependant, tout le monde est calme, et puis il pleut. Les Russes qui ne sont pas du voyage offrent des cadeaux à «leurs» Franzouski et les embrassent une dernière fois. Les généraux Khrioukine et Zakharov qui, dans un dernier discours, souhaitent bon voyage aux Français, ne sont pas les moins émus.

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À 13h00, alors que la pluie a cessé de tomber, le général Zakharov, seul au centre du terrain, impeccable dans son uniforme beige, toutes décorations dehors, le visage grave et blême, abaisse son drapeau rouge qui donne l'autorisation de décoller. La première escadrille s'envole; les avions décollant deux par deux. Les autres escadrilles suivront de quart d'heure en quart d'heure. Quelques minutes plus tard, vient le tour des deux Lissounov transportant le personnel soviétique qui va accompagner le régiment jusqu'à sa destination finale.

Puis, après un ultime salut empreint d'émotion, le général Zakharov libère le Yak-3 «double zéro» de Louis Delfino. Il ne reste plus qu'un avion à devoir prendre l'air, celui du lieutenant-colonel Pouyade.

La tradition veut que le commandant du régiment soit le dernier à quitter le terrain. Et Gueorguy Zakharov a tenu à réserver cet honneur à son ami Pierre Pouyade; geste qui en dit long sur les liens qui unissent les deux hommes. Pierre Pouyade, lui, après s'être totalement remis de ses blessures, était revenu parmi ses hommes spécialement pour vivre ce grand moment (4).

Le général Zakharov suivit longtemps du regard le Yak de son vieil ami Pierre Pouyade. Puis, il regagna le P.C., perdu dans ses pensées. Le chef de la station radio, Igor Lounitchkine, vit alors Gueorguy Zakharov, le colosse au grand cœur, s'essuyer les yeux avec un grand mouchoir…

Durant un long moment, sur la longueur d'onde «Rayak», réservée aux pilotes de «Normandie-Niémen», résonnèrent des «au revoir camarades» provenant des différents appareils des pilotes français. Puis, il n'y eut plus que des grésillements sur la fréquence. Alors, Igor Lounitchkine coupa d'un geste sec le contact du récepteur, enleva son casque et, à son tour, effaça une larme…

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Au bout de quarante-cinq minutes de vol, «Normandie-Niémen» se pose à Posen (aujourd'hui Poznan, en Pologne), accueilli par de grands panneaux rouges de bienvenue.

Après un déjeuner en musique, les Français décollent à 17h00 et se posent sans histoire à Prague une heure plus tard. Un drapeau français flotte aux côtés d'un drapeau de l'Union soviétique.

Le lendemain, réveil matinal pour la prochaine étape: Prague - Stuttgart. Mais le mauvais temps oblige à reporter le départ d'une journée. Les Français en profitent pour effectuer une visite de «Prague la Belle».

Dimanche 17 juin à 10h00, décollage pour Stuttgart, ville prise deux mois plus tôt par la 1ère Armée française du général de Lattre de Tassigny. Atterrissage sur le terrain de Stuttgart-Grossaxenheim, occupé par la 1ère escadre de chasse française. Le régiment est accueilli par le général Piollet, chef de cabinet de Charles Tillon (ministre de l'Air). Le sous-lieutenant Robert Marchi fait une brillante démonstration des qualités du Yak-3 devant le général de Lattre de Tassigny. Ce dernier réserve aux pilotes de «Normandie-Niémen» un accueil digne de chefs d'États, avec garde d'honneur de «tabors» marocains et dîner tout aussi royal.

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Mercredi 20 juin à 10h00, départ en direction de Saint-Dizier. Après trois jours de festivités bien arrosées, les pilotes de «Normandie-Niémen» décollent «la tête un peu lourde pour la plupart» note le Journal de marche du régiment. Pour beaucoup de pilotes l'émotion est forte ; certains n'ont pas revu la France depuis près de quatre années. Le général Bouscat, inspecteur général de l'armée de l'Air et commandant en chef des forces aériennes engagées est là en personne pour accueillir «Normandie-Niémen» sur le sol de France. Séance photos et caméras, musique, revue et déjeuner en compagnie du général Bouscat.

À 17h50, c'est le décollage pour Paris-Le Bourget. Dans une certaine excitation compréhensible due à la proximité de la capitale, se produit le premier incident du voyage : la collision au sol de deux appareils. Au roulage à bord du Yak n° 30, Bousqueynaud «découpe» jusqu'à la cabine le n° 13 piloté par Abadie à l'arrêt sur la piste. Par ailleurs, Richard aux commandes du n° 12, est contraint peu après avoir décollé de se reposer à Saint-Dizier, son avion ayant des ennuis de volets (5).

À 18h30, ce sont trente-sept Yak-3 au nez tricolore qui survolent les Champs-Élysées à très basse altitude, au point que les pilotes peuvent distinguer les piétons sur les trottoirs. Des cris de joie retentissent dans les écouteurs. Apercevant la Tour Eiffel, Marcel Albert, «Bébert», ne peut s'empêcher de commenter le survol de sa ville natale avec sa voix de titi parisien: «Eh! les potes, ça fait tout de même plaisir de revoir cette vieille ferraille!»  Dix minutes plus tard, après un passage en formation impeccable au-dessus de l'aérogare du Bourget, noire de monde, les Yak atterrissent deux par deux, sous les applaudissements et les vivats d'une foule en délire. Parmi les nombreuses personnalités présentes, se trouvent le ministre de l'Air, Charles Tillon, les généraux Catroux, Valin, Kœnig et l'ambassadeur d'URSS en France, Alexandre Bogomolov. Une demi-heure plus tard, le personnel de «Normandie-Niémen» est en place. Le colonel Jacques Soufflet, représentant le général de Gaulle, passe en revue l'ensemble de la troupe. De son côté, l'infatigable Robert Marchi gratifie une nouvelle fois le public d'une séance de voltige dont il a le secret.

Le 20 juin 1945, «Normandie-Niémen» retrouve la France et entre dans la Légende

L'émotion monte d'un cran quand Charles Tillon commence à lire la liste des pilotes de «Normandie-Niémen» tués au combat ou portés disparus. Quarante-deux noms qui s'égrènent dans un silence aussi impressionnant que le vacarme qui l'a précédé.

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Alors que la cérémonie s'achève, une vieille dame, chétive, petite, toute de noire vêtue, s'approche des pilotes rayonnant de bonheur et de fierté; doucement elle s'adresse à eux: «Vous êtes tous là?» demande-t-elle. «Je cherche mon fils Georges Henry (6). Peut-être fait-il partie de l'escadrille qui ne s'est pas encore posée?» Les aviateurs se regardent sans un mot. Lequel aura le courage d'éteindre la dernière lueur d'espoir de cette mère qui paraît si fragile en lui répondant qu'il n'y a pas d'autre escadrille et que son fils ne rentrera jamais…

Quelques années plus tard, dans ses mémoires, le colonel Maurice Guido, qui s'était lié d'amitié avec Georges Henry, écrira au sujet de cette émouvante anecdote la merveilleuse phrase suivante: «Hélas! l'autre escadrille, l'escadrille des ombres, restera toujours en l'air!» 

En ce 20 juin 1945, date de retour dans la Mère Patrie, le Journal de marche du régiment se referme.

«Normandie-Niémen» entre dans l'Histoire; c'est le début de sa Légende.


(1) : Le 30 avril 1945, les capitaines Marcel Albert et Roland de La Poype, de retour de permission en France, remettent au commandant Louis Delfino une casquette ornée de cinq ficelles or et argent; sa promotion «à titre fictif» étant, disent-ils, à la signature du général de Gaulle. Le commandant Delfino a pris le commandement de «Normandie-Niémen» le 12 décembre 1944, suite au départ pour permission en France du lieutenant-colonel Pierre Pouyade.   

(2) : Ces treize pilotes sont arrivés à Eylau le 25 avril 1945. Ils ont effectué quelques vols d’entraînement sur Yak, mais la fin des hostilités les a empêchés de participer aux combats. C’est la raison pour laquelle ils ne figurent pas dans la liste officielle des effectifs de «Normandie-Niémen». Cependant, sept d’entre eux seront aux commandes d’un Yak-3 pour le retour en France.

(3) : Leurs dépouilles ont été restituées à la France en mars 1953. Aujourd’hui, au cimetière Vvedenskoïe, ne repose plus que Bruno de Faletans qui est inhumé pour l’éternité aux côtés de son mécanicien russe, Sergueï Astrakhov. Notons aussi la présence d’une tombe comportant l’inscription «Pilote français inconnu de l’Escadrille Normandie-Niémen». Celui-ci pourrait être le commandant Jean Tulasne.  

(4) : Le 3 février 1945, lors de sa permission en France, le lieutenant-colonel Pierre Pouyade est victime d’un grave accident de voiture qui l’immobilisera plus de deux mois, l’empêchant ainsi de retourner sur le front de l’Est. Il repartira le 19 avril et retrouvera «Normandie-Niémen» à Eylau, cinq jours plus tard.   

(5) : Les aspirants René Bousqueynaud et Lucien Abadie, ainsi que le lieutenant Jean Richard font partie du dernier groupe de renfort des treize pilotes susmentionnés.

(6) : Le 12 avril 1945, sur le terrain de Bladiau pris pour cible par l’artillerie allemande, Georges Henry est victime d’éclats d’obus qui le blessent à la tempe et à la nuque ; il succombe à ses blessures quelques heures plus tard. Le destin a voulu que Georges Henry soit le dernier tué de «Normandie-Niémen».

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