Recep Tayyip Erdogan, dirigeant le plus populaire du monde arabo-musulman.
«C’est ce mélange de conservatisme et de modernité qui séduit», estime Pierre Berthelot, spécialiste du Moyen-Orient et chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE):
«Erdogan propose une formule originale susceptible de séduire les masses du Moyen-Orient: d’un côté, il offre une forme de conservatisme sur les valeurs traditionnelles, familiales et religieuses, et en même temps ce conservatisme n’est pas non plus extrémiste. Une certaine forme de laïcité perdure en Turquie, même si elle est menacée», observe le chercheur.
D’après lui, «Erdogan n’a pas une forme de discours religieux obscurantiste. Et ce, même s’il y a aussi un soutien à la mouvance des Frères musulmans dans ses différentes déclinaisons.» Même si son discours s’est durci au fil des années sur la question de la place de l’Islam dans la société, Erdogan voudrait «toujours être ce pont entre l’Orient et l’Occident.» Pierre Berthelot en veut pour preuve le maintien de la Turquie dans l’Otan, «malgré tous les griefs entre les deux entités.»
Des résultats économiques positifs sur la durée
En effet, que ce soit en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale ou même dans le Haut-Karabakh, l’aventurisme géopolitique du dirigeant turc ces dernières années a crispé les relations entre la Turquie et ses alliés de l’Otan.
Il n’empêche, la stratégie politique et géopolitique de Recep Tayyip Erdogan porte ses fruits. En 2019 déjà, un sondage de l’Arab barometer pour BBC News Arabic réalisé auprès de la jeunesse les pays arabes, Erdogan arrivait déjà en tête des sondages des chefs d’État internationaux. Cette popularité, Pierre Berthelot l’attribue également à l’essor économique de la Turquie depuis le début du siècle:
«Depuis 20 ans que son parti de l’AKP est au pouvoir, il y a un mieux économique incontestable. Il y a un fort dynamisme entrepreneurial en Turquie (au moins, relativement à ses voisins orientaux). On voit des entrepreneurs turcs aller dans des zones où ils n’allaient pas avant, en Afrique par exemple.»
Notre interlocuteur note d’ailleurs que ce dynamisme économique se matérialise dans des secteurs de haute technologie, en particulier l’armement.
«Cet équilibre économique reste toutefois fragile»
Une référence à peine masquée à la demande croissante de drones turcs dans le monde arabo-musulman et ailleurs. Dernier exemple en date, le Maroc aurait passé commande auprès d’Ankara pour 12 drones de combat Bayraktar TB2.
«Erdogan est en train de créer une base industrielle et technologique, y compris de Défense. C’est un élément de puissance pour une nation. D’autres pays de la région avec des moyens financiers considérables comme l’Arabie saoudite n’ont pas réussi ce saut qualitatif.»
Depuis les réformes macroéconomiques du début du XXIe siècle, la Turquie a connu un boom économique sans précédent, marqué par une croissance régulière, faisant du pays la 19e puissance économique mondiale en termes de PIB. Juste derrière son concurrent saoudien, dont la richesse produite repose essentiellement sur la rente pétrolière.
«Cet équilibre économique reste toutefois fragile, car il repose sur un modèle basé sur l’exportation, donc Ankara reste tributaire de la conjoncture internationale», tempère le spécialiste du Moyen-Orient.
Les résultats récents sont d’ailleurs plutôt mauvais d’un point de vue économique, de surcroît depuis la pandémie de Covid-19. Le ralentissement des exportations, le gel du tourisme et la chute de la livre turque sont autant de problèmes conjoncturels qui ralentissent les ambitions de Recep Tayyip Erdogan.
Jouer sur la nostalgie ottomane?
Ce hic économique pourrait néanmoins n’être que passager. Sur la durée, la stratégie d’Erdogan donne de bons résultats. «D’autres parlent, mais n’en ont pas», note Pierre Berthelot, en référence à l’Arabie saoudite «qui pourrait contester ce titre de champion du monde arabo-musulman.» D’après le chercheur, ce sont ces prouesses économiques qui ont permis à la Turquie de devenir un acteur majeur sur le plan de la géopolitique régionale, voire au-delà.
Ce dernier estime de surcroît que sur le plan géopolitique, ses positions parfois frontales vis-à-vis de l’Occident lui ont permis de gagner des points de popularité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Quoi que l’on pense du chef d’État, «les interventions turques en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale et au Haut-Karabakh, en ont fait un acteur incontournable», note notre interlocuteur.
«On a aussi une forme d’indépendance nationale. La Turquie a longtemps été le pilier oriental de l’Otan, elle l’est toujours, mais l’on voit bien qu’elle joue sa propre partition, notamment dans son rapprochement avec la Russie. Les masses arabes voient que la Turquie n’est pas un pantin occidental comme le sont perçues à tort ou à raison les monarchies du Golfe.»
De plus, «la Turquie joue de l’image subliminale de l’Empire ottoman, qui était plus ou moins bien acceptée par les populations arabes.» Une bonne chose pour la stabilité et la sécurité dans un Moyen-Orient marqué par des décennies de conflits?
«D’un côté, il y a des risques de tension et de déstabilisation qui peuvent être amenés par ses ambitions. Mais ça peut être également être un contrepoids face à d’autres influences étrangères internationales qui n’ont pas de socle oriental, notamment les États-Unis et, dans une moindre mesure, la Russie», conclut Pierre Berthelot.