Pas de doute: en Libye, les forces du gouvernement d’union nationale de Sarraj ont le vent en poupe. Une dynamique victorieuse largement due à la Turquie, soutien fidèle de Tripoli, qui assoit par ailleurs sa présence sur plusieurs théâtres.
Le lancement de l’opération en Irak, le poids exercé dans le nord de la Syrie, la présence accrue en Méditerranée orientale ainsi que des installations militaires au Qatar ou encore en Somalie mettent en lumière la puissance militaire d’Ankara. Et le récent incident entre navires français et turcs ne fait que renforcer l’idée que la Turquie ne manque jamais une occasion de l’affirmer.
Mais cette vision d’une Turquie impérialiste, pour ne pas dire néo-ottomane, est-elle justifiée? La Turquie d’Erdogan –au pouvoir depuis près de vingt ans– est-elle réellement une puissance majeure? Erdogan a-t-il les moyens de ses ambitions? Pour répondre à ces interrogations, Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques, inscrit l’action turque sur le temps long.
«La Turquie est désormais une puissance incontournable de la région. Erdogan voulait apparaître, notamment en 2010-2011, comme le leader de cette dernière, je crois qu’il n’y est pas parvenu. Il y a à la fois une présence incontournable, réelle […] pour autant, Erdogan n’est pas le leader incontesté, car il a de nombreux concurrents et il a fait nombre d’erreurs.»
Parmi ces erreurs, selon lui, le soutien d’Erdogan à des mouvances politiques telles que les Frères musulmans depuis les révoltes de 2010-2011 dans le monde arabe. Un échec patent, suffisant pour relativiser la thèse de la Turquie redevenue impériale.
«Je récuse le terme de “néo-ottomanisme”. […] La Turquie a une politique d’influence, parfois un peu agressive, il faut l’admettre, mais pour autant, ce n’est pas une politique impériale ou néo-impériale.»
La Turquie est «parfois un peu agressive», mais «la concurrence est rude»
Parmi les concurrents, des pays occidentaux comme la France, auxquels s’ajoutent l’Égypte et ses alliés arabes du golfe, et bien sûr, la Russie. Alors si la Turquie a pu agir aussi librement en Libye, c’est très probablement grâce à l’aval de la première puissance mondiale: «on peut imaginer que Trump lui a dit: “fais ce que tu veux”», envisage Didier Billion.
Pour le moment, ces concurrents sont dépassés par le gouvernement d’union nationale de Tripoli, soutenu par Ankara. C’est notamment le cas de la France, impuissante face à des soupçons de violation d’embargo sur les armes en Libye:
«Je suis atterré que mon pays, membre du Conseil de sécurité, n’ait pas pris des initiatives politiques pour défendre le gouvernement qui est soutenu par l’Onu. Pour le coup, quoi qu’on puisse penser d’Erdogan, il se place, lui, plutôt dans le sens de la légalité internationale.»
En lien avec le dossier libyen, cette légalité est aussi en jeu aujourd’hui en Méditerranée orientale. En effet, la Turquie s’est lancée avec pugnacité dans la course aux prospections et aux exploitations des gisements d’hydrocarbures gaziers.
Irak, Syrie, une volonté turque d’implantation
C’est plus à l’Est, dans le nord de l’Irak, que l’embrasement menace. La Turquie a déployé les 15 et 17 juin ses forces contre les «terroriste» du PKK:
«Les autorités turques font une erreur fondamentale en pensant qu’ils vont éradiquer le PKK par des moyens militaires. C’est une vue de l’esprit. Le PKK a lancé la lutte armée contre la Turquie depuis le 15 aout 1984. Ce n’est pas hier! Il y a eu depuis 50.000 morts et le PKK est aujourd’hui beaucoup plus puissant qu’il y a 36 ans. Cela veut dire que la stratégie du tout militaire est une erreur, un contresens historique.»
Si là encore, la puissance militaire turque opère à l’extérieur de ses frontières, où elle possède notamment des bases et installations dans la région du Kurdistan, Didier Billion considère que cette politique décidée par Ankara ne pourra guère donner de résultats positifs et qu’une installation n’est pas envisageable, malgré l’alliance avec le parti kurde concurrent du PKK, le parti démocratique du Kurdistan de la famille Barzani.
Une situation bien différente dans le nord de la Syrie:
«Actuellement, non seulement il y a une présence militaire turque à plusieurs endroits dans le nord de la Syrie, il y a aussi une volonté de développer des écoles turques dans ces zones. Il y a la mise en place de dispensaires, de réseaux d’irrigation. Ce sont quand même des indicateurs de la volonté de s’installer. Mais je ne pense pas qu’il y ait une volonté turque de remodelage des frontières.»
Bien qu’à chaque fois différentes, les projections turques sont donc nombreuses et pourraient se développer encore davantage, même si l’armée est affaiblie à cause des purges successives orchestrées par Erdogan:
«La projection extérieure, c’est nouveau. Vous avez évoqué la Somalie, le Qatar, le Soudan [bases militaires en suspens, ndlr]. Et cela est l’expression militaire de cette volonté turque de se projeter, d’apparaître comme une puissance qui désormais compte. Surtout une puissance qui résonne désormais à 360 degrés.»
Pour illustrer ce large spectre, Didier Billion rappelle qu’Ankara a considérablement développé ses relations en Afrique, si bien qu’un pays comme la France devrait se rapprocher dans le futur de la Turquie. En effet, sa puissance diplomatique a nettement augmenté (multiplication par trois du nombre d’ambassades en quinze ans) et le secteur économique n’est pas en reste:
«Si vous voulez voler en Afrique, ce n’est pas Air France, c’est Turkish Airlines», fait-il remarquer.
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