Les quelque 7 à 8.000 supplétifs syriens qui se battent en Libye pour le compte d’Ankara, bientôt renvoyés chez eux?
C’est la demande qui aurait été faite au Président Erdogan par le chef du nouveau gouvernement libyen, Mohammed el-Menfi, en visite à Ankara le 26 mars, selon RFI. Tripoli voudrait, selon les sources citées par la radio, rediscuter l’accord militaire avec la Turquie conclu sous Fayez al-Sarraj. Cet accord prévoyait notamment le paiement de leurs soldes aux mercenaires par Tripoli et c’est ce que le nouveau gouvernement aimerait rediscuter.
Une demande potentiellement acceptable pour le Président turc, indique le média français, à condition que les intérêts militaires et économiques turcs soient préservés.
«Ce qui compte pour Ankara, ce n’est pas le maintien des supplétifs syriens, mais de tous les experts militaires turcs et des actifs militaires permanents», explique au micro de Sputnik Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut néerlandais des relations internationales Clingendael et spécialiste de la Libye.
Il ajoute qu’il y aurait «un enracinement» de plusieurs centaines d’officiers turcs: des militaires, des espions, des experts en formation. «Les hôpitaux militaires, les bouts de ports reconvertis en bases navales turques sont autant de moyens militaires que la Turquie souhaite conserver sur la durée. Les officiels militaires turcs ont toutes les intentions de rester et de ne jamais partir», avance-t-il.
Libye: pied-à-terre militaire d’Ankara
Ankara compte donc conserver en Libye un pied-à-terre stratégique avec ses installations militaires sur place. Elles permettent au pays de garder une présence militaire à la fois en Méditerranée orientale et en Afrique du Nord. Cela permet aussi à Erdogan de s’assurer que ses intérêts à l’intérieur du pays sont préservés. Un point sur lequel Jalel Harchaoui se montre confiant:
«Les militaires turcs sont bien vus par les milices qu’ils soutiennent. Ils jouent sur des dénominateurs culturels et politiques communs: l’islam sunnite, la présence ottomane historique sur le territoire. La constellation de milices soutenues par les Turcs tient justement grâce à cet appui turc. Pour que cela continue à bien se passer, il est évident dans l’esprit des Turcs qu’il faut qu’ils maintiennent leur présence. Ils sont dans une logique de présence continue.»
Au-delà de cet objectif militaire immédiat, bases et conseillers turcs contribuent à stabiliser le pays, condition sine qua non de son redémarrage économique, l’autre objectif stratégique turc en Libye.
«Si on enlève cette présence militaire turque, le camp adverse retrouvera des velléités offensives. Cette présence est indispensable pour maintenir l’équilibre des forces, au sens militaire du terme», explique notre interlocuteur.
En effet, l’intervention militaire turque en Libye a été décisive: elle a permis un rééquilibrage des forces en présence et a stoppé l’avancée de l’armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Haftar sur Tripoli au printemps 2019. Depuis, si les fronts sont stabilisés et les combats se sont arrêtés, les Turcs sont toujours sur le terrain. Ils ont même sanctuarisé leur présence.
Derrière la présence militaire, les ambitions économiques
Pour Ankara, le maintien de ces actifs militaires permanents lui permettrait de sécuriser dans le temps les dividendes stratégiques qu’il a engrangés grâce à son intervention dans le pays. Le spécialiste de la Libye affirme ainsi que la Turquie a presque atteint ses buts de guerre les plus importants, notamment sur le plan économique:
«Le premier objectif, c’est la sauvegarde du mémorandum maritime du 27 novembre 2019. Ce n’est ni un pacte ni un traité, c’est juste un mémorandum, mais il est très important pour la Turquie, parce qu’elle pense toujours pouvoir le faire entériner un jour par le Parlement libyen. Et le gouvernement d’Abdel Hamid Dbeibah ne se distanciera pas de ce document», estime-t-il.
Selon le mémorandum, «la Turquie et le gouvernement libyen ont décidé de travailler à déterminer les zones maritimes de la mer Méditerranée d’une manière juste et équitable, dans laquelle ils exercent tous les droits de souveraineté et/ou de pouvoirs émanant du droit international, en tenant compte de toutes les circonstances.» Un point d’orgue de la stratégie turque en Méditerranée orientale. À cela s’ajouteraient les bénéfices de la reconstruction de la Libye, souligne le chercheur à l’Institut Clingendael:
«La Turquie a conscience qu’il y a un besoin de reconstruire la Libye et tient beaucoup à être récompensée sous forme de dividendes économiques.»
C’est notamment le cas pour les centrales électriques: «il y a de gros problèmes au niveau de la grille électrique qui cause de nombreuses coupures de courant, qui sont très longues. Ankara considère que ce business doit passer par la Turquie», poursuit Jalel Harchaoui.
Mais ce n’est qu’un des nombreux marchés sur lequel lorgne Ankara. Une stratégie somme toute compréhensible quand on sait les moyens que pourrait tirer une Libye stable politiquement de ses ressources en hydrocarbures.
Le retour de la stabilité aiguise les appétits
La Libye semble, pour la première fois depuis une décennie prendre le chemin d’une paix durable, les gouvernements rivaux de l’Est et de l’Ouest libyen ayant remis leur pouvoir politique à un gouvernement central, missionné par les Nations unies.
Un nouveau contexte qui pousse les acteurs qui se sont impliqués dans le conflit libyen ces dernières années à vouloir encaisser les dividendes de leur investissement. La plupart ont d’ailleurs déjà commencé à se positionner dans l’après-conflit, à l’image de l’Égypte, où s’est rendu Mohamed el-Menfi, le président du conseil présidentiel libyen quelques jours avant de se rendre à Ankara. La France est aussi sur les rangs et a rouvert son ambassade à Tripoli ce lundi 29 mars.