Ces derniers jours ont éclaté deux événements dont la haute gravité est aisément perçue dans l’opinion publique tunisienne et auprès du citoyen profane, deux symptômes d’un état morbide dont la Tunisie est victime depuis dix ans. En premier lieu, le limogeage brutal et après seulement six semaines d’exercice de la jeune Olfa Hamdi, PDG de Tunisair, fleuron des entreprises publiques nationales qui souffrait déjà d’une crise chronique de gouvernance. L’autre événement, bien qu’attendu, a été ressenti comme un choc dans la rue, les médias et dans la classe politique. Il s’agit de la publication par l’agence financière internationale Moody’s de la notation souveraine de la Tunisie qui a dégringolé au plus bas, aux portes de la faillite.
Ces deux nouvelles, même si elles sont situées sur des échelles économiques et politiques apparemment différentes, signalent et soulignent la profondeur d’un mal dont le pays est atteint depuis longtemps.
Point de repère pour les politiques
Depuis l’immémoriale aventure du Déluge, se déplacer à travers les immensités hostiles des houles est fortement lié à la capacité à se mouvoir d’un port paisible vers un autre port paisible, toutes voiles déployées, timon bien en main, bon œil et bonne ouïe en alerte, pour ne ressentir, accueillir et penser rien d’autre que le tracé rassurant d’une ligne d’horizon, celle qui fera surgir un beau matin (ou un beau soir, quand il y a phare!), la joyeuse certitude de la terre ferme…
Les voici cependant bien incapables de naviguer même à vue, laissant le bateau ivre à ses dérives, aux caprices impétueux des cyclones annoncés, aux menaces de le voir se fracasser sur des écueils pourtant bien visibles!
Une décennie de vaches aussi maigres que folles
Depuis le 14 janvier 2011, date de la fuite du dictateur, en effet, des cohortes de femmes et d’hommes se sont découvert ou inventé vocation et destin politiques. Libérés soudain de leur inertie forcée face à la chose publique, ils se sont installés sur la nacelle au sommet du mât de misaine, scrutant les airs et les ciels, lisant dans les sombres nuées qui avancent, criant aux mauvaises manœuvres de leurs rivaux ou concurrents, capitaines incompétents, prévenant, au rythme des dangereux tangages qu’ils subissent, des pires périls qui croissent et finissent, çà et là, par advenir. Toutes ces clameurs venant d’un bâtiment où rien ne va achèvent par convaincre nos veules pilotes que la meilleure solution pour mettre le cap vers le salut serait de faire taire les stridences d’oiseaux de noirs augures…
Quelles perspectives ?
«Si croît le péril, croît ce qui sauve…», disait le poète allemand Hölderlin. Cette espérance sertie dans la lucidité en face du désastre exige des nouveaux responsables politiques qu’ils maintiennent fermement deux certitudes, deux vérités à présent avérées. La toute première, c’est que, quel qu’en soit le prix, les Tunisiennes et les Tunisiens ne seront plus dépossédés de leur liberté. Aucune mise au pas, aucune répression, plus aucune démagogie ne sauraient ramener les Tunisiens en deçà de ce double refus de ce qu’ils ont subi et supporté depuis plus d’un demi-siècle. Ils déclineront tout impératif même légitimé par l’emballage de la loi, qui les empêcherait de s’exprimer et d’exprimer une colère ou une souffrance que personne d’autre qu’eux ne pourrait formuler et faire entendre. La liberté de dire, de crier, d’entrer dans la furie si le simple dire sage et civilisé n’a pas suffi pour faire bouger les choses et les responsables.
L’autre certitude devra engager le responsable nouveau à admettre enfin que le citoyen rejette l’oubli et l’abandon économique et culturel des vastes contrées de la Tunisie profonde qui représentent les deux tiers du territoire. Leur développement a été affiché haut et fort comme un enjeu primordial dès le tout début de ce que nous continuons à nommer «Révolution». Or il n’en reste que les vagues promesses. Ces régions dites «de l’intérieur» sont autant convaincues de leur dignité de Tunisiens, de leurs hauts faits et mérites dans les luttes de la Nation que de leurs atouts et richesses naturelles et humaines. Or elles sont négligées ou délibérément ignorées par les régimes défunts comme par celui qui prétend conduire le changement radical annoncé.