En Tunisie, l’impossible dialogue?

© AFP 2024 FETHI BELAIDDes manifestants en Tunisie
Des manifestants en Tunisie - Sputnik Afrique, 1920, 05.02.2021
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En Tunisie, l’heure est au dialogue… de sourds. Entre les principaux acteurs de la société, point d’entente pour sortir le pays de sa crise alors que l’opinion tient la classe politique dans son ensemble pour responsable de cet état des choses. Le philosophe Youssef Seddik revient pour Sputnik sur l’origine d’un dialogue voué à l’échec.

En Tunisie, un énième appel au dialogue national (Hiwâr watani) a été lancé, jeudi 4 février, par le parti du Forum démocratique pour le travail et les libertés comme voie unique pour tirer le pays des griffes de la crise multiforme qu’il traverse depuis des mois.

Un mot bien étrange que ce «hiwâr», fréquemment rencontré dans tous les parlers et dialectes arabes. Familier, très usité par toutes les langues, à tout propos, tant et si bien que personne ne fait plus attention à sa structure lexicale, sa supposée étymologie déroutante qui aurait dû interroger plus d’un prosateur ou tribun parmi ceux qui en usent et abusent. On le traduit en français, automatiquement et sans trop réfléchir, par «dialogue».

Traduttore, traditore

Cependant, la scène politique tunisienne, confuse et plutôt chaotique en ces jours de crise et de dérapages, montre à quel point cette traduction est fausse et ne rend en rien l’équivalence entre les deux mots.

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Car, de par sa structure à préfixe, le terme «dialogue» révèle clairement sa signification: parole (logos) échangée à travers (dia) deux pôles opposés de locuteurs en vue d’un accord possible, d’un consensus ou alors du constat reconnu par les deux parties de l’opposition irréductible de leurs points de vue respectifs. Rien de tout cela dans «hiwâr»: ce n’est pas de «parler» ou de «discourir» qu’il provient, comme son faux équivalent français, mais du verbe arabe «hâra», «demeurer perplexe». «Hâwara», que l’arabophone croit traduire par «dialoguer», ne serait que la tentative de chacun des partenaires d’assiéger l’autre dans sa perplexité, d’escamoter celle-ci et de l’anéantir afin que seule subsiste la certitude du vainqueur!

Ainsi ce terme, qui apparaît pour la première fois, comme d’un ex nihilo linguistique, dans le Coran (Sourate XVIII, La Caverne), met en scène deux personnages aux points de vue irréconciliables, un croyant ferme et intransigeant en l’omnipuissance d’un Dieu unique et un autre convaincu du matérialisme absolu qui ordonne la nature et la marche du monde…

Retrouver l’esprit de la consécration d’Oslo?

Cela faisait des mois que la classe politique en Tunisie voulait remettre ça! «Ça», c’était la performance inouïe qui a valu au pays, le 10 octobre 2015, de mériter la plus haute distinction internationale dont on peut rêver, le Prix Nobel!

La récompense, que nul n’attendait, répondait vraiment aux efforts engagés par les quatre colauréats pour atteindre un objectif tout aussi ardu que lointain. La Tunisie, en effet, malgré la force et l’authenticité d’un élan révolutionnaire présent partout, exprimé sur des modes variés à tous les coins de rue, au détour de tous les chemins, restait incapable de trouver le cap vers un horizon à la mesure de ses rêves au lendemain de son affranchissement de la «dictature».

Aujourd’hui, dix années après, la situation du (et dans) le pays exige plus que jamais sans doute une initiative aussi miraculeuse que celle qui a valu à ses protagonistes la célèbre consécration d’Oslo. Seulement, ni les acteurs, ni les régisseurs, ni surtout pas la scène et le décor ne sont au rendez-vous pour réaliser le même exploit.

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D’abord, allons du côté de ce que l’on a coutume d’appeler, faute de mieux, le peuple, dépositaire du désir de changer en ce jour du 14 janvier 2011. Il est parvenu certes, et contre toute attente, à faire fuir le despote. Ce qui le meut et l’anime n’est plus cette candeur qui l’a convaincu au tout début de miser par défaut sur des figures politiques qui font valoir un seul atout, leur statut de victimes de l’ancien régime –garant selon eux d’une virginité éthique et donc d’une légitimité à tenir les rênes de l’État. Nul ne croit plus à la sainteté morale de ces «Craignant Dieu», porteurs de mots d’ordre bénis par la référence confuse et démagogique à la religion, ceux qui ont raflé la mise lors des premières consultations démocratiques de l’histoire de la Tunisie indépendante.

Hiwar gagnant

Pendant trois ans, le parti islamiste Ennahda, largement majoritaire au sein d’une Assemblée constituante correctement élue –en toute apparence–, a tout fait pour doter cette démocratie naissante d’une loi fondamentale en accord avec son idéologie prônant la précellence de la Charia sur l’esprit civil des lois. Face à ce cruel constat d’une illusion perdue, Ennahda –premier parti en nombre de sièges au Parlement– ne pourrait consentir à un vrai dialogue. «Vrai» dans le sens où il suppose et exige concessions, renoncements et érosion de sa position dominante au sein de la haute instance législative.

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Sur ce point précis, les récentes déclarations de son leader Rached Ghannouchi ne laissent aucune chance d’entrevoir un accord: il vient en effet d’appeler à reléguer le statut et le rôle du Président de la République à la seule dimension du symbolique. Ce qui signifierait, par voie de conséquence, que toute initiative ou décision reviendrait au Parlement… dont il est le président.

Depuis plus de deux mois, la démarche, d’emblée prometteuse, de la centrale syndicale (Union générale des travailleurs de Tunisie, UGTT) a trouvé quelque difficulté à convaincre le chef de l’État appelé à la bénir et la parrainer. Il a fini à demi-mot par sembler s’y engager, sauf, hélas, que la table de dialogue qu’il est censé animer reste vide. À part les traditionnels représentants des bonnes volontés –ONG et personnalités de la société civile– aucun vrai décideur politique ne manifeste d’enthousiasme pour un dialogue impossible, autrement dit, un hiwâr au sens arabe et tunisien de ce terme, ainsi que défini ci-dessus…

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