Rois, califes, despotes (éclairés ou pas) ont toujours occupé plus ou moins longtemps la place qui est la leur, moins pour leur compétence ou l’amour voué à leurs sujets et leur pays que pour une prétention élevée par la force au rang de l’évidence. Tous, en effet, s’arrangent pour trouver le point d’appui à leur toute-puissance dans le mimétisme du divin. Palais, trône, cour, gardes et vigiles reproduisent le ciel hors de portée, le siège transcendant, les cohortes d’archanges et d’anges dont certains, selon le bon caprice du maître absolu, pourraient être déchus et basculer dans la «basse» cour pour rejoindre ainsi la meute des démons.
Même l’incontournable condition de mortel que ne saurait éluder un roi en contemplant sa figure majestueuse devant un miroir se trouve détournée à l’instant précis du funeste faire-part transformé en bonne nouvelle, clamée en un seul cri: «Le roi est mort, vive le roi!»
Au cours des deux siècles passés, tout au plus, depuis les révoltes et révolutions, les pouvoirs ont cru à tort libérer l’humanité de la terrible emprise de la métaphore divine.
Du Père à l’ombre de Dieu sur Terre
Las! Elles n’ont fait en réalité que la déplacer, voire la pervertir. Le gouvernant suprême n’emprunte plus à Dieu ses traits et ses figures de style mais au père, protecteur ou fouettard, selon que les fils obéissent ou se cabrent.
Pour le théologico-politique dans le christianisme, le glissement a été on ne peut plus aisé. En réponse à l’incrédule apôtre Philippe, Jésus avait donné la recette du tour de passe-passe: «Si tu m’as vu, Philippe, tu as vu le Père!» (Évangiles selon Jean et Marc).
Pour l’islam, le système du despotisme du califat a inventé l’image du protecteur absolu et infaillible, celui qui sauve ses créatures de l’implacable rigueur des espaces désertiques. Nul n’échappe à l’Enfer ici-bas s’il ne rejoint la zone du monde régie et commandée par le prince des croyants, «Ombre d’Allah sur Sa terre», Dhill Allah fî ardhihi… Cette illusion, apparemment démontée en 1923 par l’abolition du califat ottoman en Turquie, conserve toujours ses nostalgiques et ses militants de plus en plus féroces.
C’est bien le tableau qu’a montré la Tunisie pendant les dix dernières années, après sa révolution contre la dictature. En une seule décennie, les deux métaphores cadres dont s’inspirent les gouvernants ont été sollicitées, parcourues puis rejetées. Souvenons-nous: dès les premiers jours du triomphe électoral du parti islamiste Ennahda, fin 2011, le chef de l’exécutif Hamadi Jébali, nommé au poste de chef de gouvernement, avait harangué la foule en parlant d’un «instant divin», lahdha rabbanyya, annonciateur du sixième califat. Les cinq précédents étaient ceux assurés immédiatement après la disparition du prophète, tous reconnus infaillibles et «clairvoyants», rachidûn, par l’orthodoxie musulmane. Excusez du peu!
Le «non» de Dieu
Après le laborieux enfantement d’une Constitution pour une IIe République, obtenue aux forceps et sous la pression de la rue, l’électorat d’Ennahda a connu une forte érosion puis une chute significative consécutive à l’assassinat, le 6 février 2013, du militant de gauche Chokri Belaïd, suivi l’été de la même année de celui de Mohamed Brahmi, député et leader du courant nationaliste arabe.
Dans l’opinion publique, l’islamisme politique venait alors d’enregistrer une fin de non-recevoir de la part de l’être suprême, un cinglant «non» de Dieu qui a mis au plus bas des sondages son chef et fondateur depuis un demi-siècle, Rached Ghannouchi. Très vite et dès les premiers scrutins présidentiels au suffrage universel, l’électorat toujours et encore révolutionnaire a quitté le fantasme et la métaphore de «l’ombre de Dieu sur terre» pour s’en retourner à celle du père, ferme, certes, mais aimant et protecteur.
Mais dès la mort subite de ce Père dernier, peu avant le terme de son mandat de cinq ans, ce pays très au fait, quasiment par instinct, des enjeux du pouvoir semble convaincu désormais qu’en politique, il n’y a ni Dieu ni Père qui tiennent et qu’il se doit plutôt se tenir prêt à une impitoyable guerre de frères (et sœurs!) dont le peuple en 2019 a sonné le clairon en élisant triomphalement l’atypique Kaïs Saïed. Ce dernier ne procède, en effet, d’aucune paternité idéologique ou dynastique, il ne prétend en fonder aucune et, coriace, il veille au grain afin que ses cadets, en statut et grade institutionnel, ne s’emparent pour se le partager du legs de nos pères, l’État!