Elles s’appelaient Bineta Camara et Coumba Yade. Elles ont été tuées courant mai au Sénégal, dans deux villes différentes. Leurs noms sont devenus familiers pour des millions de personnes: elles sont devenues les symboles d’une campagne contre les violences faites aux filles et aux femmes ayant pour slogan «Dafa doy!», «Ça suffit!» en wolof, l’une des langues du pays.
Bineta Camara, 23 ans, est morte étranglée le 18 mai 2019 à son domicile à Tambacounda (sud-est). Selon des éléments de l’enquête publiés dans la presse locale, elle a été tuée par un homme qui a tenté de la violer. Les enquêteurs ont arrêté le 20 mai un suspect, un proche de la famille Camara. Il a été présenté à un juge qui l’a inculpé le 23 mai et ordonné son incarcération.
Par ailleurs, les sapeurs-pompiers ont recueilli courant mai, sur un marché à Dakar, le corps en décomposition d’une femme. Jusqu’au 30 mai, aucun élément ne permettait cependant de l’identifier ou de se prononcer sur les circonstances dans lesquelles elle a perdu la vie.
Pour Oumy Ndour, journaliste sénégalaise et activiste pour les droits des femmes, les affaires Bineta Camara et Coumba Yade sont «les énièmes agressions envers des femmes» au Sénégal et, déclare-t-elle à Sputnik, «il est temps que cela s’arrête!».
«C’est pour cela que le samedi 25 mai, nous avons organisé une manifestation pour dire non aux violences faites aux femmes et aux enfants» à Dakar. «Sur place, on était un peu plus d’un millier de personnes et grâce aux réseaux sociaux, nous avons touché des centaines de milliers de personnes», affirme-t-elle.
Ce sit-in, auquel ont participé notamment des députés, des sportifs, des artistes, a été organisé par un collectif regroupant une quarantaine de groupes, mouvements et organisations de la société civile, dans la foulée des révélations de ces deux meurtres. Certains manifestants arboraient des maquillages de fausses blessures ou du faux sang sur leur T-shirt.
«Notre revendication première est que le viol, qui est en train d’être banalisé aujourd’hui, soit criminalisé. Parce que le viol, au Sénégal, actuellement, est un délit. Il est certes puni de cinq à dix ans [d’emprisonnement, ndlr], et quand il est commis sur un mineur de moins de 13 ans, la peine maximale est appliquée. Mais pour nous, cela ne suffit pas: il faut que le viol passe de délit à crime. Dafa doy!», martèle Oumy Ndour.
Selon elle, à la fin du sit-in, un mémorandum sur cette revendication a été remis à Awa Guèye, vice-présidente de l’Assemblée nationale et présidente de l’Association des femmes parlementaires du Sénégal, qui a promis de le transmettre aux députés, pour élaborer une proposition de loi dans ce sens.
Un délit est une infraction moins grave qu’un crime. Et les peines prévues au Sénégal pour un délit (prison ferme, interdiction «de certains droits civiques, civils ou de famille» ou amende) sont moins graves que celles prévues pour un crime (qui vont jusqu’à la prison à vie avec travaux forcés).
Pour elle, la campagne «Dafa Doy» attire l’attention sur une lutte menée de longue date au Sénégal où, regrette-t-elle, les agressions contre les femmes «sont récurrentes», même si elles ne font pas forcément la Une des journaux comme pour Bineta Camara et Coumba Yade.
«Bien avant Dafa Doy, plusieurs organisations ont réclamé la criminalisation du viol. On parle plus régulièrement de ces affaires, ce n’est pas quelque chose de nouveau», indique Penda Seck Diouf, sociologue du développement spécialisée en communication sociale et éducative.
Les affaires Bineta Camara et Coumba Yade ont suscité un vif émoi dans le pays, où l’on a enregistré de multiples appels au rétablissement de la peine de mort– abolie par le Sénégal en 2004– afin, selon ceux qui la réclament, de dissuader d’éventuels futurs violeurs. Un argument rejeté notamment par des défenseurs de droits humains, soulignant que rien n’atteste ses prétendus effets dissuasifs et qu’elle est une mesure rétrograde de la marche de l’humanité.
Bineta Camara et Coumba Yade ont été «assassinées dans des conditions atroces. […] Je condamne énergiquement de tels actes ignobles et inhumains auxquels il faut mettre un terme», déclare la ministre dans son communiqué daté du 20 mai.
Ndèye Saly Diop Dieng appelle à une mobilisation de tous contre les violences basées sur le genre et assure que ses services travailleront pour «renforcer les mécanismes de prévention et de prise en charge des violences faites aux femmes et aux pays», sans fournir de détails.
Comment expliquer ces affaires, leur violence et leur récurrence au Sénégal? Sputnik a posé la question à Fatou Sarr Sow, professeure et chercheuse pluridisciplinaire. Cette socioanthropologue et économiste du développement a travaillé pendant plusieurs années sur les questions des violences faites aux filles et femmes, notamment au sein du Laboratoire Genre et Recherche scientifique, qu’elle a créé en 2004 à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, et à la tête de la nouvelle structure qu’elle dirige, l’Institut Genre et Famille.
«Avec la démultiplication des médias, l’existence des réseaux sociaux, l’information se relaie plus rapidement. Mais si on regarde, il y a une augmentation des viols liée aussi à l’augmentation de la population et des infractions», explique Fatou Sarr Sow à Sputnik.
«Cette étude révèle par ailleurs que les viols occupent la première place avec 50% des cas, les violences sexuelles toutes catégories confondues représentant 60% des cas rapportés dans les structures de santé», peut-on encore lire dans le rapport de l’ANSD.
En 2015, le Groupe d’études et de recherches Genre et Sociétés (GESTES) de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis (nord du Sénégal) a aussi publié une étude intitulée «Violences basées sur le genre au Sénégal: la prévention comme alternative aux périls de sécurité et de justice». Ses constats:
«Le taux de prévalence des violences basées sur le genre dans les ménages sénégalais est de 55,3%» et «les principaux auteurs sont des hommes, soit 55% de la population étudiée».
Pour Fatou Sow Sarr, avec toutes ces études, «il y a suffisamment d’indicateurs qui montrent que le phénomène des violences basées sur le genre (VBG) s’amplifie d’année en année» au Sénégal. En cause, selon elle, «la déconfiture de la société», alors que certains incriminent en premier le système patriarcal aujourd’hui commun à de nombreuses sociétés.
«À mon avis, c’est le système de la pauvreté, de la dérégulation sociale» qui peut permettre d’expliquer ces violences, mais, poursuit-elle, «il faut aussi interroger le problème des pathologies de manière globale, parce qu’avec la drogue qui se consomme de plus en plus, les comportements à risque se multiplient. On ne peut pas juste dire que c’est la faute d’une société patriarcale. Moi, je mets cela sur le fait de la dislocation des familles, la pauvreté, la drogue».
«Les violences sur les femmes de manière générale, particulièrement les violences sexuelles, sont empreintes de tabou, de stigmatisation. Au Sénégal, nous sommes dans une culture de non-témoignage, de non-dénonciation, alors que le témoignage et la dénonciation comptent beaucoup pour permettre à la justice d’agir», explique la présidente du CLVF.
Même pour les victimes qui décident de s’exprimer, les choses ne sont pas faciles, relève-t-elle, précisant que le CLVF a reçu de nombreux témoignages de femmes agressées à qui l’on demandait, par exemple, si elles étaient vierges. «La virginité n’a rien à voir avec le viol! On a recensé des victimes de viol de tous âges, allant d’un bébé de 3 mois à une femme de 77 ans!», s’emporte Penda Seck Diouf, pour qui de telles attitudes «s’opposent à ce qu’il y ait justice autour de cette problématique des violences sexuelles, particulièrement autour du viol».
Pour elle, comme pour Fatou Sow Sarr, la campagne Dafa Doy aide à amplifier la lutte contre les viols et les VBG au Sénégal, mais ne suffira pas à elle seule à remporter la victoire sur ce terrain social complexe.
«C’est bien, qu’il y ait eu cette mobilisation pour faire un plaidoyer, mais il faut beaucoup lutter pour maintenir la pression» et arriver à obtenir «des avancées sur la situation des femmes au Sénégal», estime Fatou Sow Sarr, citant la loi de 1999 ayant modifié le Code pénal et celle votée en 2010 instituant «la parité absolue homme-femme […] dans toutes les institutions totalement ou partiellement électives».
Oumy Ndour l’assure: son collectif ne baissera pas les bras. Il va maintenir la pression pour que la proposition de loi sur la criminalisation du viol voie le jour et mener une campagne de sensibilisation dans les régions. Une manière de contribuer à libérer la parole des victimes et des témoins, à l’instar du mouvement #MeToo lancé en 2017 aux États-Unis, dans la foulée de l’affaire Harvey Weinsten.
«Nous prévoyons de faire beaucoup de sensibilisation dans les régions, et y monter des opérations de ce genre [comme le sit-in du 25 mai, ndlr] pour permettre aux jeunes filles, aux femmes, de pouvoir dénoncer les violeurs ou les cas dont elles vont apprendre l’existence» dans leur entourage, déclare Oumy Ndour.