Il n’y a pas qu’en France que les débats sur le voile islamique cristallisent des tensions identitaires et religieuses. Le Sénégal connaît une nouvelle affaire en la matière, alors que le pays est souvent cité comme l’un des modèles les plus réussis dans le monde de coexistence religieuse pacifique.
Selon des estimations officielles, il compterait entre 94% et 95% de musulmans et plus de 4% de chrétiens, le reste étant adeptes de religions traditionnelles. Dans la plupart des familles, les membres appartiennent à des confessions, confréries ou courants religieux différents.
Face à la virulence de certains propos, «je suis peinée par mon pays, qui était un modèle de coexistence religieuse pacifique, à telle enseigne que le premier Président de la République [Léopold Sédar Senghor, ndlr] fut un chrétien soutenu par des chefs religieux musulmans. On ne pouvait pas rêver mieux en ce qui concerne la laïcité d’un État», a affirmé à Sputnik Mme Mbow, elle-même musulmane.
«L’affaire du voile» a commencé à défrayer la chronique au début du mois de mai 2019 à travers des posts sur les réseaux sociaux. Dans la nuit du 1er mai, une internaute sénégalaise partage sur Twitter la photo d’un e-mail transmis, selon elle, à sa mère par l’Institution Sainte Jeanne d’Arc (ISJA), une école privée catholique sous tutelle de la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny.
Cette congrégation «a décidé de statuer sur la tenue autorisée pour les élèves de l’ISJA; celle-ci se composera à partir de la rentrée de septembre 2019 de l’uniforme habituel, avec une tête découverte, aussi bien pour les filles que pour les garçons», peut-on lire dans ce courrier, signé de Rayanna Tall, la directrice de l’établissement.
Depuis, la polémique s’est installée. Les opinions s’expriment sur les réseaux sociaux, dans les médias, les discussions entre collègues, les transports en commun. Certains soutiennent l’ISJA, d’autres dénoncent sa décision, estimant qu’elle porte atteinte à la liberté des musulmans qui remplissent largement ses classes, dans un pays où ils sont par ailleurs largement majoritaires. D’autres encore énoncent des positions plus nuancées, mais semblent moins nombreux.
Pour Penda Mbow, cette polémique pose la question de la laïcité, «un enjeu extrêmement important pour les minorités et les femmes au Sénégal».
Cette affaire «nous remet dans le débat: la laïcité de l’école qui, de plus en plus, est remise en question; la neutralité de l’école comme espace d’instruction et d’éducation; et le fait aussi que, petit à petit, le modèle islamiste sur le plan politique est en train de gagner du terrain» au Sénégal, affirme Mme Mbow, précisant: «Que des adultes se voilent, c’est leur choix, mais il faut soustraire les enfants à ces combats d’adultes!».
«Il n’y a pas de différence de race, de sexe, de religion; on est là pour étudier, connaître, être instruit. Malheureusement, aujourd’hui, l’école est devenue aussi un champ de lutte des identités», insiste-t-elle.
La controverse a pris de l’ampleur avec un communiqué signé de Mamadou Talla, le ministre de l’Éducation nationale, daté du 3 mai.
«Le ministère de l’Éducation nationale constate, depuis quelques années, que des actes discriminatoires d’ordre socioculturel se manifestent de plus en plus dans l’espace scolaire», écrit M. Talla. «Cette situation n’est pas conforme à la Constitution du Sénégal» qui déclare la laïcité de la République et prône le respect de «toutes les croyances», estime-t-il, évoquant d’autres textes légaux, mais sans citer une seule fois nommément l’ISJA.
Il promet que son ministère «prendra toutes les dispositions pour mettre un terme à de telles situations en veillant à l’application stricte des lois et règlements en vigueur».
Le 9 mai, le Conseil national du laïcat du Sénégal, une instance de l’Église catholique, publie une «lettre ouverte» au ministre de l’Éducation, en regrettant son «empressement» à prendre position contre l’ISJA.
Dans sa lettre ouverte, il assure que la décision annoncée par la tutelle de l’ISJA n’est pas «une mesure d’intolérance religieuse» comme l’ont perçu certains, mais une manière de corriger «des comportements et pratiques “sectaires” en déphasage avec le caractère laïc de l’État du Sénégal et le vivre-ensemble prôné en milieu scolaire». Il évoque certains élèves qui refusent de «serrer la main de leurs camarades et de leurs formateurs de sexe opposé», de s’asseoir à côté d’eux, «de se faire suivre ou précéder immédiatement dans les rangs par des camarades de sexe opposé» ou de porter la tenue exigée par l’école.
«À partir de ces constats, plusieurs mesures correctives ont été engagées, parmi lesquelles l’uniformisation du port de l’uniforme de l’école», des «modifications qui interviendront à partir de l’année scolaire 2019-2020», précise encore le Conseil dans sa lettre, dénonçant «une campagne de désinformation» due à «un groupe réduit de parents d’élèves».
— Bakary Sambe est enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis. Joint par Sputnik, ce spécialiste du radicalisme religieux, également directeur du think tank Timbuktu Institute, considère que cette polémique sert de caisse de résonnance à la frustration de certains mouvements islamiques.
«L’État a toujours laissé le champ de l’enseignement religieux sans législation claire. Et l’enseignement islamique n’a jamais été formalisé et encadré. […] Il y a eu beaucoup de frustrations du côté des mouvements islamiques. Cette affaire-là a été un exutoire» pour certains d’entre eux, «qui se sentent défavorisés dans un pays où ils disent qu’ils sont majoritaires», a déclaré Bakary Sambe. Il les soupçonne de vouloir «profiter de cette histoire pour envenimer les relations entre chrétiens et musulmans.»
Ce n’est pas la première fois que ce chercheur dénonce ce qu’il qualifie d’«inconséquence de la gouvernance éducative et religieuse au Sénégal». Il rappelle pour Sputnik qu’en 2016, déjà, la question s’était posée avec une mesure similaire d’une école catholique à Saint-Louis et que «ce cas a été réglé par la médiation». Les dirigeants de l’Église auraient pu emprunter la même voie, aujourd’hui «et s’appuyer sur la médiation d’abord», avance-t-il.
«Ce serait dommage que ça se règle par un arbitrage de l’État, parce que le Sénégal a des ressources, des ressorts culturels du dialogue qui permettent de dépasser ces questions-là, aussi bien au sein des musulmans que des chrétiens, il y a des franges modérées qui peuvent régler cette problématique-là», soutient-il.
Avant «l’affaire du voile», un autre sujet avait placé la religion au cœur du débat public: le procès de Cheikh Béthio Thioune, un chef religieux musulman de la confrérie des mourides, très influente au Sénégal. M. Thioune a été jugé avec 19 coprévenus pour la mort, en avril 2012, de deux de ses disciples. Le procès s’est déroulé en son absence pour raisons de santé. Condamné le 6 mai 2019 à dix ans de travaux forcés, il est décédé le lendemain en France, où il séjournait pour des soins. Il a été inhumé le 10 mai à Touba (centre du Sénégal), ville sainte des mourides.
Au Sénégal, des marabouts, ou chefs d’écoles coraniques, sont parfois mis en cause dans des violences contre leurs «talibés» (disciples), mais, de mémoire d’habitants, peu d’affaires ont fait l’objet de poursuites judiciaires menées à terme. Et, note-t-on, «l’affaire Béthio Thioune» a d’autant plus été retentissante qu’elle a concerné un double meurtre, qu’elle a été longue (sept ans) et que son prévenu le plus en vue avait de l’influence sur ses disciples, les Thiantacounes.
Pour Penda Mbow, ce procès vient rappeler qu’au Sénégal, «nul n’est au-dessus de la loi». Elle «salue le courage des juges ayant instruit le dossier et résisté à des pressions» n’ayant pas manqué de la part de dignitaires mourides ou d’hommes politiques redevables à M. Thioune.
L’existence de groupes comme celui de Cheikh Béthio Thioune, estime M. Ba dans son article, «semble être la principale raison pour laquelle les versions salafistes de l’islam» ne prospèrent pas au Sénégal, contrairement au Mali voisin, en proie depuis 2013 à des attaques meurtrières de mouvements islamistes extrémistes.
Dans plusieurs de ses communications ou lors de colloques sur l’islam en Afrique, comme en février 2008 avec la Fondation Konrad Adenauer à Dakar, Penda Mbow explique que «les confréries religieuses participent à la structuration de l’espace politique et au jeu politique au Sénégal». Mais, souligne-t-elle à Sputnik, il ne faut pas transiger quand il y a mort d’homme.
«On a beau donner une certaine immunité à des chefs religieux ou à des individus qui se réclament comme tels, quand l’affaire devient de cette nature, il est difficile de ne pas réagir. Le meurtre, c’est insupportable», déclare-t-elle.
Ces deux disciples de M. Thioune ont été mis à mort le 22 avril 2012 lors d’une rixe entre adeptes de cette confrérie de Mbour (ouest), puis inhumés en brousse. Cheikh Béthio Thioune avait été arrêté le 23 avril 2012, puis inculpé pour complicité d’homicide. Détenu pendant dix mois, il avait été mis en liberté provisoire en février 2013 pour raisons de santé.
S’il était absent de son procès, qui s’était ouvert le 23 avril 2019 à Mbour, ce n’était pas par volonté de fuir la justice, a assuré à Sputnik l’un de ses avocats, Me Mahamadou Moustapha Dieng. «Au moment où on a fixé la date du procès, il était en France depuis quatre mois pour des soins», comme cela avait déjà été le cas plusieurs fois ces dernières années, selon l’avocat. Il a aussi souligné qu’il était initialement visé par quatre chefs d’inculpation et a été acquitté de la moitié d’entre eux.
Inculpé «au départ de complicité de meurtre avec actes de torture et de barbarie, association de malfaiteurs, recel de malfaiteurs et non-dénonciation de crime», M. Thioune a été «acquitté pour l’association de malfaiteurs et pour le recel de malfaiteurs», mais condamné pour «complicité de meurtre et non-dénonciation de crime» à dix ans de travaux forcés, a dit Me Dieng.
Lors du procès, le procureur de la République, Youssoupha Diallo, avait demandé les travaux forcés à perpétuité et un mandat d’arrêt international à l’encontre de Cheikh Béthio Thioune, mais «le juge n’a pas ordonné le mandat d’arrêt», a indiqué Me Dieng.
Au Sénégal, l’annonce du jugement a été accueillie avec appréhension par certains habitants, craignant des violences des Thiantacounes comme en octobre 2012, quand ils avaient manifesté pour réclamer la libération de leur guide, ou comme lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012 remportée au second tour, le 25 mars, par Macky Sall face à Abdoulaye Wade. Cheikh Béthio Thioune soutenait alors M. Wade.
«Il faut que l’État soit très vigilant pour que les équilibres ne soient pas rompus trop rapidement, et il faut que les intellectuels aussi jouent leur rôle de critique social. Ils ne peuvent pas renoncer à ce rôle, sinon le pays n’avancera pas. Et des institutions comme l’école, l’armée doivent être plus que jamais solides pour continuer à garantir l’équilibre et constituer les bases de notre société», affirme Penda Mbow.