S'achemine-t-on finalement vers la création d'une monnaie unique de la Communauté Économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO)? Les gouverneurs des Banques centrales des pays membres de la CEDEAO, réunis en février dernier à Dakar, au Sénégal, à l'occasion de la 53e réunion ordinaire de leur comité, ont fait le point sur l'état d'avancement du projet de création de cette monnaie unique.
Les gouverneurs ont échangé sur la convergence macroéconomique des pays membres de la CEDEAO et le renforcement de l'Agence Monétaire de l'Afrique de l'Ouest (AMAO), dont sont membres les pays ouest-africains qui ont en partage le franc CFA. La Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), banque émettrice du FCFA, à travers l'AMAO, se dit plus que jamais déterminée à mettre en circulation la monnaie unique d'ici 2020 au plus tard. Le docteur Jean-Marie Biada expert camerounais des questions économiques, financières et d'intégration économique, revient pour Sputnik France sur les préalables à la réussite de cette initiative et en analyse les enjeux économiques.
Jean-Marie Biada: Théoriquement, à défaut d'être possible, cette éventualité de l'institution d'une monnaie unique dans la CEDEAO pourra être amorcée. Toutefois, au regard des faits, quelques doutes peuvent subsister sur l'efficacité de la mise en œuvre de cette initiative dans une dizaine de mois. En rappel, la CEDEAO est constituée de 15 pays membres dont huit relèvent d'une zone monétaire utilisant une monnaie unique, le franc CFA Afrique de l'Ouest (XOF) et sept autres États disposant chacun du pouvoir de battre monnaie.
À 300 jours de l'horizon visé, quelques questions d'ordre concret s'imposent à la réflexion: ces 15 États auront-ils eu le temps de faire ratifier par leurs parlements respectifs le traité ou le règlement instituant la monnaie unique ouest-africaine? Les huit Banques centrales présentes sur cet espace appelé à devenir une union économique et monétaire plus large (15 États au lieu des huit pays actuels) ont-elles déjà travaillé ou mis en place un groupe de travail devant alléger leur fusion? Les signes typographiques, visuels et autres de ce nouveau signe monétaire ont-ils déjà été définis et implémentés?
Puisque l'impression de cette monnaie unique ne commencera pas le 1er janvier 2020, des négociations entre l'UE et les huit pays où a cours le XOF au sujet du sort réservé aux devises qui sommeillent dans le compte des opérations logé à la Banque de France ont-elles déjà eu lieu? Où sont-elles en cours? À mon sens, même sans être dans le secret des dieux, l'horizon de 2020 pourra connaître, à défaut d'un glissement, un décalage.
D'autre part, le cas de l'UE peut nous enseigner. Le traité qui institue l'euro date de février 1992, mais l'euro entre en vigueur le 1er janvier 1999. Même s'il faut rappeler qu'entre-temps, une ombre de monnaie unique, appelée l'ECU, est entrée en service, en tant que panier de monnaies, avant de disparaître au 31 décembre 1998. Le retour d'expérience gagné dans la gestion de cet ECU a été bénéfique pour le lancement de la vraie monnaie unique: l'euro. Dès lors, la CEDEAO se doit d'éviter la précipitation; même si notre soutien pour cette initiative sous-continentale d'émancipation et de valorisation du continent fournisseur historique des ressources naturelles au monde entier, l'Afrique, est sans nuance.
Jean-Marie Biada: L'économie ne se réduit pas seulement à la monnaie. Il importera donc de parler plutôt de la convergence des économies. Et dans une zone économique et monétaire, parler de convergence revient tout simplement à définir un référentiel consensuel auquel chacun des membres devrait se conformer, quelles que soient ses contraintes propres (normes à ne pas excéder en ce qui concerne l'inflation, le déficit public, la dette publique…). Ces critères assurent dans l'espace commun une stabilité monétaire. En cas de non-respect de ladite critériologie, les égoïsmes nationaux peuvent surgir et mettre à mal le fonctionnement et même la survie de l'union.
Selon certains experts partageant la même position que nous, une approche à triple détente permet de mieux analyser la convergence des économies de la CEDEAO:
• Le rapprochement durable de la structure des prix (taux d'inflation) dans les États membres: c'est la convergence nominale, qui concerne le pouvoir d'achat.
• Le rapprochement durable des taux de croissance économique (PIB) des membres de la CEDEAO: c'est la convergence réelle.
• La spécialisation des économies de la CEDEAO: nous sommes en face de la convergence structurelle, qui préconise que les appareils productifs soient adaptés aux demandes intérieures et extérieures, et une forte spécialisation desdits appareils dans les secteurs où la concurrence par les prix est faible ou résiduelle.
Des mesures communes, moyennement économiques, mais éminemment politiques, devraient aussi être envisagées par la CEDEAO pour protéger et promouvoir le nouvel espace économique et monétaire attendu. Il s'agit spécialement de la Défense, la sécurité, l'exploration spatiale, la lutte généralisée contre la corruption, la nouvelle politique éducative, la culture religieuse. Concernant cette dernière initiative, précisons que tous les États émergents ou presque ont leur religion propre.
Sputnik France: Une question technique certes, mais avec un fort ancrage politique, car inhérente à la volonté des chefs d'État: quelle serait la devise idéale à laquelle arrimer cette monnaie unique?
En tant que monnaie d'affirmation de son indépendance et de sa souveraineté, cette monnaie unique de la CEDEAO, souhaitée et attendue, pourra valablement fonctionner sans forcément être agrippée à une quelconque devise ni à un panier de devises; comme le rouble russe, la roupie indienne, le dong vietnamien, le réal brésilien, le rand sud-africain ou le dinar algérien.
Comme le sujet est assez technique, je peux vous rassurer qu'une équipe d'experts purement africains peut sans conteste, si elle est commise à cette tâche par les autorités continentales, leur proposer, à défaut d'une solution optimale de faisabilité, un éventail de solutions réalistes et réalisables.
C'est évident qu'un désert volontariste du sommet stratégique de chacun de nos États ne peut que maintenir durablement cette initiative louable d'émergence des Africains occidentaux, dans les encéphales, les amphithéâtres et autres centres de recherche ou appliquée. Relevons aussi que la volonté desdits chefs d'État ne peut pas être manifeste, comme nous l'aurions souhaité; car des bases militaires étrangères essaiment de part en part notre continent, dans les trois directions, Air, Terre, Mer. Même nos armées locales continuent de se développer avec confusément ou distinctement dans ses rangs, des nez battus et des nez crochus.
Jean-Marie Biada: Étant admis que la monnaie unique de la CEDEAO, souhaitée et attendue dans un horizon plus ou moins lointain par le plus grand nombre d'acteurs africains et même européens, asiatiques et américains (l'actualité plaide pour cette position), s'inscrit dans une zone monétaire chapeautée par une Banque centrale souveraine, les avantages attendus seraient articulés pour l'essentiel autour des avantages conférés par le respect des critères de convergence à adopter et à instituer au sein de la CEDEAO:
• La maîtrise de l'inflation induira l'augmentation du pouvoir d'achat des agents économiques.
• La maîtrise de la dette publique rendra les États de la CEDEAO plus crédibles aux yeux des bailleurs de fonds internationaux auprès desquels ces États pourront mobiliser des financements à des taux bonifiés pour la conduite des projets locaux ou communautaires d'infrastructures.
• La maîtrise du déficit public permettra aux États de conduire des politiques publiques efficaces, efficientes et pertinentes: l'ère des projets abandonnés s'assombrira, la disponibilité des kits de soins de certaines maladies de santé publique sera moins problématique, des écoles sans maître, des cases de santé sans personnel de santé, des bornes-fontaines stériles, s'observeront de moins en moins… à la seule condition clé que les comportements de toutes les parties prenantes s'inscrivent durablement sur la courbe ascendante de la vertu (patriotisme, esprit de travail en équipe, valorisation des compétences, intégrité, professionnalisme, loyauté, honnêteté, croyance en des valeurs non douteuses, fanatisme de très basse intensité, respect de soi-même et des autres, évitement durable du vol, prise en charge des plus faibles et autres sociaux…)
Sputnik France: La monnaie unique ouest-africaine fera-t-elle disparaître le franc CFA?
Le cas de l'Union européenne est édifiant à ce sujet. Avant le retrait définitif, imminent, de la Grande-Bretagne de l'Union européenne, cet espace compte toujours 28 pays membres à date. Mais la zone monétaire baptisée zone euro ne compte que 19 membres. Depuis l'entrée en vigueur le 1er janvier 1999 de l'euro, la Grande-Bretagne a toujours conservé sa propre monnaie, la livre sterling. Même la République tchèque, issue de l'éclatement de la Tchécoslovaquie en deux États en 1993, a conservé sa propre monnaie, la Couronne tchèque, alors que sa république sœur, la Slovaquie, est rentrée dans la zone euro.
Donc la survenance éventuelle de la monnaie unique de l'Afrique de l'Ouest pourra ne pas sonner dans l'immédiat, le glas du franc CFA Afrique de l'Ouest; car comme l'euro, cette monnaie unique sera progressivement adoptée par les autres pays membres de l'union économique de l'Afrique de l'Ouest au détriment du franc CFA, fleuron de la zone franc. Une zone monétaire qui, rappelons-le, reste la seule zone monétaire coloniale encore en vigueur en Afrique; les autres zones monétaires coloniales sœurs, comme la zone sterling (Grande-Bretagne) ou la zone réal (Portugal) ayant disparu.