Un nombre si important de crimes y est commis chaque jour que le gouvernement vénézuélien a cessé depuis plusieurs années d'établir les statistiques pour ce district. Cependant, malgré la mauvaise réputation de cet endroit que tous les autres Caracassiens préfèrent éviter, une vie à part entière y bouillonne, cachée des yeux du monde mais pleine d'émotions, de couleurs et de tragédies humaines.
Evgueni Orel, correspondant de Sputnik, a visité Petare et a découvert quels dangers cachaient les bidonvilles de la capitale vénézuélienne, où même la police ne s'aventure pas sans nécessité.
Une deuxième New York
Le chauffeur de taxi arrête la voiture à côté d'une station de métro, dernier bastion de la civilisation derrière lequel commence un autre territoire, et me dit d'un ton péremptoire: «La route s'arrête là. Payez.»
Je paie et je sors. Des dizaines d'odeurs viennent immédiatement me saisir: celle des égouts, de la poussière, des fruits et légumes pourris au soleil, de la viande grillée, des corps humains. Tous ceux qui viennent à Caracas pour la première fois sont tout de suite impressionnés par son énergie indomptable — les apparences d'un «Soviet» latino-américain se mélangent avec le rythme de vie d'une mégapole moderne, surnommée par ses habitants «la deuxième New York». De jour, les rues (notamment des quartiers sensibles) sont toujours remplies de gens, et l'agitation ne cesse jamais. Les travailleurs circulent rapidement, les femmes amènent leurs enfants à l'école, les commerçants qui vendent la nourriture dans la rue passent des heures à débattre activement de politique.
La plupart des habitants de Caracas sont plongés dans leurs préoccupations quotidiennes, et l'apparition soudaine d'un «gringo» solitaire dans une zone interdite aux étrangers ne semble pas susciter beaucoup d'intérêt. Dix mètres plus loin, je me retrouve dans un café. Après m'avoir scruté attentivement, les autres visiteurs perdent ensuite tout intérêt pour ma personne. Jugeant mon intégration au milieu local réussie et presque inaperçue, je commande un café en attendant mon guide.
Entrée interdite aux étrangers
Nous circulons rapidement dans les passages étroits entre les maisons des bidonvilles en traversant les rues en quelques secondes. Les motards conduisent mal, roulant parfois à contresens, forçant ainsi les autres conducteurs à laisser passer notre humble «convoi». Cela se voit immédiatement: ils sont chez eux. En revanche, quelques minutes après le départ j'étais complètement désorienté dans l'espace et j'ignorais dans quelle partie de Petare nous nous rendions exactement.
La capitale vénézuélienne est divisée entre la ville et les barrios — analogues des favelas brésiliennes composées de maisons rudimentaires densément disposées. Les rues de ces bidonvilles s'étendent sur les collines qui encerclent Caracas et traversent la ville. Il n'y a pas d'égouts ni d'électricité, et les routes ressemblent à des sentiers de montagne (ce qui explique l'usage de motos en tant que moyen de transport principal). Il n'y a pas non plus de frontières nettes séparant les quartiers favorisés des barrios: souvent, ils sont voisins. Par exemple, le quartier central El Silencio se situe à côté de l'un des plus grands barrios de Caracas, San Agustin. Leur taille varie du petit quartier aux mini-villes, comme Petare, avec leurs propres économie clandestine, zones d'influence, verticale du pouvoir et même service touristique.
La crise à profit
En arrivant à notre destination, nous nous retrouvons devant un immeuble banal de trois étages. Deux grands hommes d'apparence latino-américaine très expressive attendent à l'entrée, armés de fusils automatiques. Quand j'arrive à quelques mètres, l'un d'eux, en chemise hawaïenne, me fait signe de la main de m'arrêter. Suivi par une pause durant laquelle ce dernier parle à quelqu'un à la radio. Après quelques minutes d'attente, je suis autorité à entrer dans la maison avec les deux motards. En franchissant le seuil je me retourne et je remarque que les fenêtres de cette maison et des immeubles voisins comportent des barreaux jusqu'au dernier étage.
A l'intérieur, je suis minutieusement fouillé, puis conduit dans une pièce mal éclairée aux murs délabrés. L'aménagement est modeste: une table en bois, un vieux canapé en tissu et une étagère avec une photo déteinte d'un vieil homme inconnu. Sur les murs, la peinture est fissurée et délabrée à bien des endroits. Plusieurs hommes attendent déjà dans la pièce, notamment l'ancien leader de l'un des grands groupes militarisés de Petare, un Vénézuélien de 43 ans. Une nouvelle fouille (encore plus rigoureuse), et c'est enfin l'heure de l'interview. Je suis autorisé à ne garder qu'un carnet et un stylo.
«La situation économique nous a tous touchés. Mais dans l'ensemble, c'est grâce à la crise que la criminalité s'est nettement réduite au Venezuela ces dernières années. Peu de citadins ont des dollars sur eux, alors que la monnaie nationale a été dévaluée à tel point que les braquages, même de banques, sont devenus inutiles. Les cartouches et les armes sont déjà devenues trop chères, tout comme les pièces de moto. C'est pourquoi, pour les citoyens ordinaires, la crise est même une bonne chose dans un certain sens», affirme-t-il.
Et d'ajouter: «Le risque n'est plus justifié pour un criminel.»
L'homme avec un bec de lièvre assis à sa droite fait remarquer que le déclin ne touche pas tous les types de criminalité au Venezuela. Par exemple, la contrebande prospère: profitant des subventions de l'État pour le prix de l'essence, les groupes criminels locaux envoient le carburant à la frontière colombienne pour le vendre au pays voisin au prix fort. De plus, suite à la récente crise énergétique au Venezuela, le maraudage est devenu plus fréquent, sachant que la priorité des voleurs n'est pas les objets de luxe: ils pillent les étalages et les frigos à la recherche de nourriture, explique-t-il.
Le bonheur de rester en vie
Je remarque un adolescent d'à peine 15 ou 16 ans qui monte la garde devant la porte. Je demande comment les bandes recrutent les mineurs et quels motifs les poussent à rejoindre le monde criminel. Le leader du groupe criminel répond que leurs histoires se ressemblent. Certains ont été abandonnés par leurs parents, d'autres ont fui leur maison à cause du mauvais traitement qu'ils y subissaient, ou encore ont perdu leur famille. Le besoin et la pauvreté sont les deux principaux facteurs qui poussent les jeunes à commettre des crimes.
«Les meurtres, les enlèvements, le trafic de drogue: tout cela est devenu le quotidien du Venezuela ces dernières décennies. Auparavant, les jeunes rejoignaient des groupes criminels car ils y voyaient un moyen simple de gagner de l'argent et d'obtenir rapidement des objets de valeur: un portable, une télévision ou une moto. Maintenant, ils sont recrutés en échange de nourriture», constate l'ex-leader.
Il raconte avoir commencé sa carrière criminelle à l'âge de 12 ans. Il fait partie des rares personnes à avoir réussi à rester en vie après avoir passé 25 ans dans des bandes — et estime avoir eu une chance inouïe.
«Parmi tous mes amis et connaissances avec qui nous avons commencé à travailler dans les rues, à part moi deux autres sont encore en vie — mais ils sont en prison. Peu peuvent se permettre le luxe de tremper dans le trafic de drogues et de survivre au moins jusqu'à 35 ans», affirme notre interlocuteur.
Après cela, sans nostalgie particulière, il parlera de son enfance, de ses parents, dont la vie à Petare était une tentative permanente de joindre les deux bouts. De son père qui se sacrifiait sur les chantiers, et de sa mère qui était servante dans une famille aisée. Comment ils récoltaient des épluchures de pomme de terre pour préparer ensuite une sorte de soupe pour toute la famille. Comment ils diluaient dans l'eau le lait et tout ce qui pouvait être dilué. Comment ils manquaient cruellement d'argent et comment, avec son frère cadet, ils devaient souvent voler dans les magasins où ils étaient fréquemment attrapés et battus par les gardiens. Et comme il s'était promis que ni lui ni ses proches ne manqueraient jamais de rien.
Un «monde fabuleux»
«Je ne pouvais pas admettre que ma femme et mon enfant aient le moindre contact avec ce monde. Bien sûr, dès que j'en ai eu la possibilité, je les ai fait déménager dans un quartier plus sûr de Caracas. Pendant quelques années nous avons vécu à distance, mon fils a grandi sans moi. Avec l'âge, je devais lui expliquer mon absence en disant que je travaillais dans la production d'or dans une mine du Bolivar», explique l'homme.
«Beaucoup d'entre nous créent un monde fabuleux pour leurs proches afin de les protéger contre la vérité monstrueuse», ajoute-t-il en concluant notre entretien.
A l'issue de l'interview, il monte au dernier étage, puis sur le toit où s'ouvre une vue sur Petare le soir. Des portraits d'Hugo Chavez sont peints sur de nombreuses maisons en signe de gratitude et d'amour infini du peuple pour son ancien dirigeant. A la lumière du jour on voit partout ses yeux, son visage — partout vous sourit cette dernière légende de l'Amérique latine.