Il serait question de prétendues fournitures illégales de moteurs russes pour les fusées américaines et de pistolets traumatiques Osa pour les policiers de l'Arizona. Berlin s'indigne: Washington contourne facilement les restrictions antirusses quand c'est avantageux pour lui, mais parle de fraude quand ce sont les intérêts de l'Europe qui sont en jeu. Pourquoi les Américains, s'ils n'enfreignent pas la loi, agissent tout de même de manière malhonnête?
L'espace au-delà des sanctions
Le second équipe les fusées Antares construites par la compagnie aérospatiale Orbital ATK et utilisées essentiellement pour les lancements du vaisseau spatial Cygnus. Depuis 2008, ce dernier livre des chargements à la Station spatiale internationale (ISS).
Bien que les moteurs russes soient également utilisés pour des lancements militaires (comme dans le cas d'Atlas V), les fournitures se déroulent dans le cadre de la coopération bilatérale dans le secteur spatial depuis près de 30 ans.
«La Maison blanche fait pression sur l'Europe en exigeant le respect des sanctions. Mais elle-même oublie de les suivre quand le profit commercial prend le dessus sur la politique. La conception d'un moteur de production américaine coûtera 3 milliards de dollars. Acheter le RD-181 russe est donc plus avantageux», écrit le journaliste André Ballin dans le quotidien économique allemand Handelsblatt.
Washington n'a pas encore répondu au reproche de Berlin. Moscou avait déclaré cet été qu'il poursuivrait les fournitures si les Américains le souhaitaient. «Nous espérons que les négociations avec les USA se poursuivront. Il faut maintenir les exportations de produits de hautes technologies en dépit des sanctions», avait déclaré à l'époque Dmitri Rogozine, patron de la compagnie.
Une clause intouchable
Les experts interrogés ne considèrent pas les fournitures de moteurs russes comme une infraction et trouvent que les suspicions des journalistes allemands sont infondées.
«Chaque paquet de sanctions antirusses possède une clause importante: les interdictions et les restrictions n'affectent pas les liens russo-américains dans le secteur spatial. Il est question de la coopération dans le cadre de l'ISS, notamment des vols habités. Les USA considèrent ce secteur comme stratégique, dont dépendent directement la vie et la santé des cosmonautes. C'est pourquoi l'espace est intouchable», explique Pavel Louzine, expert de la politique spatiale.
Il y a deux ans, Orbital ATK avait signé des contrats avec la NASA pour la fourniture de fret sur l'ISS. D'ici 2024, les vaisseaux spatiaux de cette compagnie devraient se rendre au moins six fois en orbite. Par conséquent, la coopération russo-américaine devrait se poursuivre.
«Quant aux achats de moteurs RD-180 pour l'Atlas V, les Américains ont conçu cette fusée à des fins militaires. Aujourd'hui elle est également utilisée pour des lancements militaires, par conséquent cela affecte la sécurité des USA. C'est pourquoi les moteurs ne sont pas frappés par les sanctions», explique Pavel Louzine.
La Russie souhaite également maintenir la coopération dans le secteur spatial, d'autant que les contrats américains assurent la majeure partie des revenus d'Energomach. La Chine mène des négociations avec la compagnie depuis plusieurs années, mais pour l'instant aucun contrat n'a été signé.
Ce ne sont pas les sanctions qui pourraient constituer un obstacle dans le secteur des moteurs de fusée et aéronautiques, mais les contremesures de Moscou proposées par les députés russes. Ces derniers pensent que la Russie devrait renoncer la première aux fournitures de moteurs de fusée et de titane aux USA. Mais une telle décision affecterait avant tout les producteurs russes.
«La compagnie VSMPO-Avisma ne figure sur aucune liste de sanctions. Elle serait la première frappée par les contremesures. Et il est plus facile de trouver un fournisseur alternatif de titane qu'un nouvel acheteur», estime Pavel Louzine.
Un pistolet russe pour protéger l'ordre public américain
Le mécontentement des médias allemands a également été provoqué par les fournitures d'armes à feu russes aux USA. «Les pistolets de type Osa sont des armes traumatiques civiles non létales. Mais elles sont fabriquées par l'entreprise Tekhmach frappée par les sanctions occidentales», insiste le journaliste André Ballin.
Les policiers de l'Arizona se sont intéressés aux pistolets Osa il y a trois ans. L'arme traumatique russe a attiré leur attention pour son indicateur électronique, qui informe le tireur que la munition est prête pour le tir. L'an dernier, le premier lot a été livré en Arizona. Après les premiers essais, les policiers de l'État ont fait part de leur volonté d'augmenter les commandes.
«Les pistolets Osa sont fabriqués par la compagnie Nouvelles technologies d'armement. Cette entreprise de la région de Moscou ne fait pas partie de la structure de Tekhmach et n'est donc pas concernée par les sanctions. Mais la compagnie est dirigée par Guennadi Bediev, développeur d'Osa, qui a conçu ce pistolet traumatique pendant son travail au centre de recherche de chimie appliquée rattaché à Tekhmach. Et c'est Tekhmach qui vend Osa en son nom», précise Pavel Louzine.
Les experts s'entendent à dire que les USA n'ont pas enfreint les sanctions antirusses. «Les sanctions sont dures, mais il y existe toujours une certaine marge de manœuvre. Le texte est toujours scrupuleusement rédigé. Le lecteur prête attention à quelques points du document, mais le reste décrit son application dans le détail», poursuit Pavel Louzine.
Droit international vs Sanctions américaines
Dans toute cette histoire, les experts attirent l'attention sur le reproche principal de l'Allemagne. «Les Américains exigent de l'Europe d'appliquer les sanctions. Mais quand c'est à leur avantage eux-mêmes enfreignent la loi», remarque le journaliste allemand.
Ivan Timofeev juge les reproches allemands vis-à-vis des USA légitimes. «Quand les Allemands accusent les USA d'enfreindre les sanctions, ils analysent les agissements des Américains sous le prisme du droit international, conformément auquel il est interdit de décréter des sanctions en fonction des intérêts de la concurrence. Cependant, dans le cas du gazoduc Nord Stream 2, les sanctions sont précisément utilisées pour promouvoir en Europe le gaz américain au détriment du russe.»
Aujourd'hui, la Maison blanche cherche à convaincre l'Inde et la Turquie de ne pas acheter le système antiaérien S-400 à la Russie. Cependant, si l'Inde fait partie des pays qui ne seront temporairement pas sanctionnés pour leur coopération avec Moscou, aucun privilège n'est accordé à la Turquie. La situation s'approche peu à peu de l'impasse.
«Ankara n'a pas l'intention de renoncer aux S-400. Les Américains devraient donc décréter des sanctions mais la Turquie est membre de l'Otan et ces mesures détérioreraient leurs relations déjà difficiles. C'est pourquoi tant que les fournitures de systèmes russes n'auront pas commencé, les USA feront marcher à plein régime les outils diplomatiques», explique Pavel Louzine.
Les Américains ne peuvent pas non plus fermer les yeux, car c'est une violation directe de la loi sur les sanctions CAATSA. «Les amendements à la loi susceptibles d'épargner Ankara ne peuvent être adoptés que par le Congrès. C'est seulement après les élections de novembre qu'on saura si les congressistes y sont favorables», conclut l'expert.