Affaire Challenges et loi sur le secret des affaires, en marche «vers une dictature»!

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Que révèle la condamnation de l'hebdomadaire Challenges pour violation du «secret des affaires» par le tribunal de Commerce de Paris? Les journalistes ont-ils nui à la bonne marche des affaires ou assiste-t-on à une nouvelle censure? Le journaliste enquêteur indépendant, François Nénin, explique pourquoi cette affaire est inquiétante.

Le journal Challenges a été sévèrement condamné en référé pour avoir dévoilé des informations sur un grand groupe et sur une entreprise de ce groupe, le 16 janvier dernier par le tribunal de Commerce de Paris. Ce dernier a considéré que Challenges avait enfreint la nouvelle loi sur le secret des affaires. Lundi 5 février, l'hebdomadaire économique a annoncé qu'il avait fait appel de cette décision, une nouvelle procédure judiciaire qui appelle à la retenue sur cette affaire.

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À l'instar de la plupart de nos confrères, par mesure de précaution, nous ne révélerons pas que la société visée était Conforama. Malgré cette prudence de la direction de nos confrères, plusieurs sociétés de journalistes se sont indignées de la décision de la justice et ont exprimé leur soutien à Challenges.

Quels sont les causes et les enjeux de cette affaire? François Nénin, journaliste enquêteur indépendant réagit pour Sputnik à cette affaire.

Sputnik France: Cette affaire Challenges est-elle un révélateur du danger que fait peser la loi sur le secret des affaires sur la liberté de la presse? Et si oui, en quoi?

François Nénin: Cette affaire [Challenges, ndlr] est la face visible de l'iceberg, c'est-à-dire qu'on a un journal qui tente de faire son travail, de révéler une information économique sur la santé financière délicate de Conforama. Et en fait, la justice décide de lui créer des entraves et de l'empêcher d'informer.

Il est à noter d'ailleurs que ce n'est pas une investigation qui pourrait nuire à l'enseigne de grande distribution de mobilier, il s'agit juste de dire qu'elle est actuellement en difficulté financière. Et on s'aperçoit que même cela, cette simple information, on ne peut pas la sortir. Donc oui, c'est un révélateur, parce que cela montre aujourd'hui que la liberté de la presse, la liberté d'enquêter, est fortement entravée.

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François Nénin: Logiquement, la liberté d'informer devrait, dans une démocratie, être supérieure à toute autre liberté, puisque c'est un enjeu de démocratie: que chaque citoyen puisse avoir accès à une information libre et indépendante. Aujourd'hui, on s'aperçoit que cela n'est pas le cas. D'ailleurs, un homme politique, Jean-Frédéric Poisson, chef du Parti Chrétien-Démocrate, a employé récemment le terme de «démocrature». C'est-à-dire qu'on a un semblant de démocratie sur fond de dictature, parce que quand on muselle la presse quand on l'empêche d'exercer cette liberté d'informer, qui est au service du droit de savoir des citoyens. C'est quand même un enjeu extrêmement important, on peut dire qu'on est en train de sombrer, tout doucement, vers une dictature.

Sputnik France: Vous êtes journaliste d'investigation. Est-ce qu'il y a un problème en France pour faire de l'enquête?

François Nénin: Tout à fait! On peut dire que, ce genre d'affaires sonne le glas en fait de l'investigation. Aujourd'hui, les grands groupes financiers ont racheté tous les journaux. La téléphonie mobile, les marchands d'armes, les marchands d'avions, etc., ont pris possession de tous les journaux, donc on peut raisonnablement dire que les journalistes qui restent dans les journaux ne sont plus des journalistes, mais simplement des chargés de communication, qui ne peuvent évidemment pas enquêter sur les propriétaires de ces journaux. Donc on peut raisonnablement dire que cette liberté d'informer est fortement entravée.

À titre personnel, j'ai beaucoup enquêté sur le secteur de l'aviation et, à un moment donné, au sein même des journaux pour lesquelles je travaillais, on m'a dit clairement de me calmer. C'est-à-dire d'arrêter l'investigation, parce qu'il y a un poids économique énorme de ce secteur sur notamment la publicité. C'est très dur d'ailleurs, en tant que journaliste d'investigation indépendant, parce que finalement, on peut vous couper les vivres du jour au lendemain. Pourtant c'est un enjeu d'information extrêmement important pour les lecteurs et pour les Français.

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François Nénin: On s'aperçoit que, par exemple dans la loi Macron, le principe du secret des affaires avait été fortement débattu et refusé, mais en fait- dans les faits- on s'aperçoit que la justice est la courroie de transmission de cette volonté gouvernementale, d'un Président qu'il n'y a pas si longtemps était un banquier. On voit finalement que le secteur de la banque, de la finance, gagne dans les tribunaux.

Et ce qui est terrible, c'est que les tentatives pour museler la presse, finalement, ont une formidable courroie de transmission à l'intérieur même des journaux. Donc ce n'est plus de la censure, c'est de l'autocensure. C'est-à-dire qu'on trouve les cadres, les rédacteurs en chef, les personnes qui sont aux commandes des journaux, qui vont par peur ou par accointance (comme vous dites) bloquer des enquêtes, des journalistes, des articles, ne pas les sortir au prétexte que cela risque évidemment de déplaire aux régies publicitaires, aux entreprises, pour lesquelles en réalité ils travaillent en sous-main.

Tous ces gens-là marchent main dans la main, en secret évidemment. Mais le service rendu aux lecteurs est déplorable parce que le lecteur, quand il lit encore les journaux, est trompé, parce qu'il y a une information partielle et partiale, et parce qu'il n'a pas toutes les données, des enquêtes et des articles qu'il devrait pouvoir avoir lorsqu'il achète son journal.

Sputnik France: Est-ce cela fait partie d'une même tendance de museler quelque peu la presse, en lien avec l'annonce de la loi contre les fake news?

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François Nénin: Oui, c'est cela. Il y a toujours eu des rumeurs, des fake news, c'est quelque chose qui existe avec les réseaux sociaux. Après, il s'agit de bien éduquer les citoyens à un usage de l'information, de toujours bien regarder quelle est la source et il n'y a pas besoin de loi contre les fake news, parce que les fake news s'autodétruise par elles-mêmes à partir du moment où l'on sait qu'elles proviennent d'un site qui est tendancieux, par exemple, ou parce que les gens ont toutes les capacités pour estimer la source sérieuse de l'information.

Donc, c'est une tendance générale. La loi contre les fake news est un prétexte finalement pour dire: attention, journalistes, nous veillions à ce que vous écrivez, nous veillions à ce qui est véhiculé sur des sites d'informations. Tout cela est une tendance générale de reprise en main de l'information parce qu'aujourd'hui, on ne supporte plus qu'il y ait des sites Internet, des journaux, des journalistes qui sortent du rang, on ne supporte plus qu'ils fassent un pas de travers, qu'ils puissent véhiculer ou transmettre des informations qui sont de nature à remettre en cause le pouvoir politique et économique.

Sputnik France: Donc pour vous, la censure sur les réseaux sociaux, les initiatives des GAFA, de l'UE, etc. font partie du même processus? Le contrôle sur l'information?

François Nénin: Oui. On considère aujourd'hui que le commerce est trop important pour que les journalistes puissent venir mettre leur nez dedans.

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