Liberté de la presse: les journalistes préoccupés par l’attitude de l’exécutif

© AFP 2024 STEPHANE DE SAKUTIN François Bayrou
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«Le nouvel exécutif a-t-il un problème avec la liberté de la presse?». Mardi 13 juin, une vingtaine de rédactions, dont celles de France2, Radio France, Le Monde ou encore Médiapart, ont signé une tribune dénonçant les «signaux extrêmement préoccupants» lancés par le gouvernement. En tête de leurs préoccupations, Bayrou… mais pas que.

«Ce n'était pas le ministre Bayrou qui appelait, mais le citoyen Bayrou». À quelques jours du second tour des législatives, la justification du garde des Sceaux, accusé d'avoir tenté de faire pression sur Radio France, continue à faire le buzz. Mercredi 7 juin, François Bayrou, porte-étendard autoproclamé de la moralisation de la vie politique, aurait en effet directement appelé le directeur de la cellule «investigations» de la société publique, Jacques Monin, pour se plaindre des méthodes de travail des journalistes auprès des salariés du MoDem, et ce alors même que le parti est visé par une enquête préliminaire du parquet de Paris sur des soupçons d'emplois fictifs.

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Pour reprendre les mots de Jacques Monin, se prévalant de devoir protéger ses salariés qu'il verrait défiler en larmes dans son bureau, le garde des Sceaux «s'est plaint […] des méthodes inquisitrices» des journalistes qui auraient interrogé «de manière abusive» les salariés du MoDem. Mieux, d'après le directeur de la cellule, «le garde des Sceaux ajoute qu'il étudie, avec ses avocats, la possibilité d'une qualification de harcèlement».

Face au tollé qui s'ensuit, Édouard Philippe recadre publiquement son ministre, déclarant sur France Info: «quand on est ministre, on ne peut plus réagir comme quand on est un simple citoyen». Le principal intéressé réplique, provoquant au passage le premier couac du gouvernement.

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Le lendemain, Christophe Castaner invoque au micro de Jean-Jacques Bourdin sur RMC-BFMTV la «culture du off» appelant à passer à «autre chose […] à l'essentiel», les journalistes ne s'estiment pas quittes pour autant.

Car si le «problème Bayrou» tombe à point nommé pour les détracteurs de LREM, en déroute après le premier tour des législatives, la tentative de pression du garde des Sceaux témoigne d'une attitude, plus générale, au sommet de l'État qui inquiète les journalistes. Deux jours à peine après ce coup de fil inopportun du garde des Sceaux, vendredi 9 juin, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, annonçait le dépôt d'une plainte contre X de son administration suite à la publication par Libération d'un document relatif à la future réforme du Code du travail.

Deux évènements, en moins d'une semaine, que l'on peut ajouter à la décision du chef de l'État de choisir les journalistes présents lors de son premier déplacement au Mali, le 19 mai dernier, ou encore la plainte déposée par l'équipe d'En Marche! contre la LettreA, le 11 mai, suite à la publication d'un article sur les donateurs du mouvement, basés sur des documents issus des MacronLeaks. Des dons que le candidat élu aurait perçus alors qu'il était encore ministre de l'Économie.

Une plainte pour recel, en l'occurrence pour réprimer l'utilisation d'informations piratées, est une «disposition rarement utilisée» à l'encontre de la presse souligne la rédaction du Monde.

«Le problème c'est qu'on a le sentiment aujourd'hui qu'il y a une reprise en main de la presse et que cela se fait de manière décomplexée», déclare à notre micro le journaliste d'investigation François Nénin, qui condamne des pressions «inacceptables», mais qui malheureusement ont cours dans le milieu. Ancien journaliste à Spécial investigation pour Canal+, Marianne, VSD, ou 60 millions de consommateurs, il fait part de son expérience personnelle, ayant lui-même été victime de pressions dans le cadre de ses enquêtes. Si aujourd'hui François Bayrou s'est fait prendre «la main dans le sac», il décrit des méthodes bien plus discrètes que celles employées au grand jour par l'exécutif.

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«Ces pressions existent, elles passent par deux voies: celui qui met la pression va contacter le cadre, le directeur de la rédaction, qui lui a le pouvoir de limiter les enquêtes. Donc une enquête qui par exemple est prévue va être tout d'un coup "trappée", c'est-à-dire qu'elle ne va pas sortir dans le journal ou on va en réduire la portée, c'est-à-dire qu'elle va sortir, mais elle ne sera pas en Une. Il y a toute une batterie de moyens pour limiter le travail du journaliste d'investigation.»

«L'autre voie d'action, cela va être de s'attaquer au journaliste, de le dénigrer, avec ce vieux principe qu'on va couper la tête du messager. Je l'ai vécu à Spécial investigation, à Canal+, où l'avocat d'Air France a tout fait pour essayer de me dénigrer aux yeux de la chaîne, en inventant des arguments pour que la chaîne doute de mon travail. Avec, évidemment, toujours, cette épée de Damoclès: la menace juridique, "il y aura un procès", "on va vous intenter une action".»

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Des intimidations face auxquelles François Nénin recommande aux rédactions et à leurs journalistes de ne pas céder, de ne pas se murer dans le silence, au risque de se retrouver isolés. Préoccupé par ces méthodes, il décrit les «conséquences pernicieuses» que celles-ci peuvent avoir sur les rédactions.

«La conséquence de ces actions c'est l'autocensure: c'est-à-dire qu'après, les journalistes n'osent plus rien sortir, parce qu'on est aujourd'hui dans un métier ultra-précarisé et ils tiennent à leurs postes, à leurs enquêtes et ils vont eux-mêmes limiter la portée de leurs enquêtes.»

Autre moyen, encore plus simple, que n'ont pas abordé nos confrères: empêcher les journalistes de travailler, ce qu'a fait En Marche! en refusant d'accréditer Sputnik et RT à son QG de campagne ou, depuis l'élection, à l'Élysée.
Pour autant, ce n'est pas uniquement vis-à-vis des journalistes que la confusion entre les pouvoirs semble régner au sommet de l'État. Pour en revenir à François Bayrou, sa qualité de ministre de la Justice pose un vrai conflit d'intérêts avec sa qualité de justiciable, comme l'explique sur LCP Georges Fenech.

​«Le parquet est obligé d'informer le garde des Sceaux de l'évolution de l'enquête. […] il va recevoir tous les éléments essentiels de l'enquête qui le vise personnellement», souligne le député Les Républicains, candidat sortant dans la 11e circonscription du Rhône, décrivant une situation «intenable» sur le plan institutionnel.

De plus, Marielle de Sarnez, vice-présidente du MoDem, fraîchement nommée ministre des Affaires européennes, s'était empressée, fin mai, de déposer plainte pour «dénonciation calomnieuse» à l'encontre de l'eurodéputée Sophie Montel (FN), après avoir appris que cette-dernière avait levé le lièvre des possibles emplois fictifs du MoDem au Parlement européen. La veille, dans un communiqué qu'elle tweete, la ministre expose sa ligne de défense.

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Une initiative judiciaire de son bras droit que François Bayrou avait aussitôt reprise et «likée» sur le réseau social, non sans créer un certain émoi chez les magistrats, relatent les journalistes du Parisien, Jean-Michel Décugis et Eric Pelletier: «Le syndicat FO-Magistrats s'interroge: "Comment interpréter le fait que le garde des Sceaux, qui s'est abstenu de tout commentaire dans l'affaire Ferrand au nom de l'indépendance de la justice, tweete en faveur d'une collègue sur le point de lancer une procédure judiciaire pour dénonciation calomnieuse?"».

Quelle que soit l'action «jupitérienne» du Président de la république envers un ministre qui s'entête, ces affaires constituent une bien mauvaise publicité en ces temps de campagne pour ce jeune parti, qui a fait du renouvellement des pratiques politiques son cheval de bataille. Le tout sur fond de refus quasi-généralisés des candidats de LREM de débattre entre les deux tours, pourtant l'une des pratiques démocratiques les plus élémentaires.

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