RIA Novosti a retrouvé les archives de l'agent: il s'avère qu'Otto doutait de la version américaine officielle de l'affaire Magnitski et la considérait même comme une «légende». Il a pourtant aidé tacitement les journalistes américains à couvrir «dans le bon sens» cette affaire et l'application de la loi dite Magnitski ayant instauré les premières sanctions antirusses depuis 1991.
Ce qui intéressait le département d'État en Russie
Otto s'intéressait particulièrement à tout ce qui concernait l'affaire Magnitski et la loi Magnitski. Pour rappel, le comptable Sergueï Magnitski avait été accusé de fraude fiscale et est décédé d'une insuffisance cardiaque en 2009 alors qu'il était en détention provisoire. Son partenaire d'affaires, le président du fonds Hermitage Capital Management William Browder, était également accusé en Russie de fraude fiscale et a été condamné par contumace à 9 ans de prison: il accusait un groupe de hauts fonctionnaires russes de la mort du comptable. Selon lui, Magnitski ne fraudait pas le fisc mais avait lui-même percé à jour un réseau frauduleux, raison pour laquelle il aurait été tué. C'est grâce au lobbying de Browder aux USA que la loi Magnitski — instaurant les premières sanctions américaines contre la Russie de l'histoire contemporaine — a été adoptée.
Les critiques de Browder ont noté plusieurs fois qu'il accusait les autorités russes de la mort du comptable sans présenter aucune preuve, se cantonnant à de simples suppositions. En outre, Browder a été accusé de spéculer sur la mort de Magnitski et de poursuivre un intérêt mercantile personnel. Surtout, Browder lui-même aurait bien pu utiliser les réseaux frauduleux qui faisaient l'objet de ses accusations.
L'homme d'affaires américain a notamment été critiqué par le réalisateur Andreï Nekrassov dans son film Loi Magnitski: les coulisses. Ce dernier peut difficilement être soupçonné d'avoir des sympathies pour les autorités russes: avant ce film, il avait déjà réalisé de véritables brûlots contre le Kremlin.
Par exemple, quand Browder a paniqué concernant l'éventuelle projection du film de Nekrassov au Parlement européen, il a écrit aux journalistes de la revue américaine Politico: «Nous avons un tas de choses dont il est prévu de faire un véritable scandale, et nous voudrions que Politico relaie ce que nous faisons.»
La lettre s'est ensuite retrouvée chez Parker, puis chez Otto. Finalement, la diffusion du film de Nekrassov a été interdite par le Parlement européen.
Le pic d'intérêt du «département russe» pour Magnitski et Browder a été constaté en avril 2016, au moment de l'interdiction du film de Nekrassov au Parlement européen.
Que vient faire Donald Trump dans cette affaire?
A un moment donné, Otto et Browder se sont intéressés à l'avocate russe Natalia Vesselnitskaïa, celle-là même qui rencontrera par la suite Donald Trump Jr. Natalia Vesselnitskaïa défendait au tribunal américain l'homme d'affaires Denis Katsyv, accusé par Browder de blanchiment d'argent précisément dans le cadre de la loi Magnitski. C'était là la première tentative de mettre en application ce texte.
L'avocate a expliqué par la suite que Browder avait organisé contre elle une immense campagne de persécution dans les médias américains, qu'elle a qualifié «même pas de censure, mais de génocide». Très probablement, l'homme d'affaires avait convenu de sa stratégie médiatique avec le «département russe» du renseignement au département d'État. D'après la correspondance, Browder rendait compte de toutes les initiatives de l'avocate dans l'affaire Katsyv à Parker, qui transférait tout à Otto.
Toutefois, dans l'affaire Katsyv, le tribunal américain n'a pas soutenu Browder et a levé tous les chefs d'inculpation contre l'homme d'affaires russe. «Ce fut un coup dur pour Browder, il était hystérique», a déclaré Natalia Vesselnitskaïa.
Avec Donald Trump Jr., cette dernière n'a pas parlé des élections ou de politique, ce dont on l'accusait, mais de la loi Magnitski dans le cadre de la défense de son client. Selon elle, cela n'a pas eu l'air d'intéresser son interlocuteur.
Otto suivait très minutieusement tout ce qui concernait Browder. Ainsi, il a étudié l'article intitulé «Opération spéciale Magnitski» publié dans le journal Zavtra d'Alexandre Prokhanov en 2011. L'auteur de l'article suppose que Browder connaissait depuis longtemps la collaboratrice du fisc russe Olga Stepanova, qu'il accusait de complicité avec des réseaux frauduleux. Zavtra s'interroge: et si c'était justement Browder qui l'avait corrompue à une époque? Otto juge cette question sensible et écrit à un collaborateur du département d'État, Nathaniel Reynolds, pour savoir si Browder connaissait Olga Stepanova.
«Si la légende est plus belle que l'histoire, imprimez la légende»
Robert Otto écrit alors une lettre à un certain John P. Williams dans laquelle il évoque les circonstances de la mort de Magnitski et ses relations avec Browder. Otto et Williams entretenaient manifestement des relations de confiance. Par exemple, l'agent confie qu'en écrivant cette lettre il «sirote de la bière».
Otto reconnaît que les détails dans l'histoire de Magnitski (notamment ses contacts avec les agents du fisc russe) ne sont «que des spéculations» et craint de «devenir un élément de la machine de propagande de Browder».
Il termine remarquablement sa lettre. «Je citerai simplement les propos du film L'Homme qui tua Liberty Valance: si la légende est plus belle que l'histoire, imprimez la légende», écrit-il à Williams.
Dans ce western de 1962, le sénateur Stoddard veut raconter la vérité sur un duel de longue date et un assassinat. Mais son histoire n'inspire pas du tout les reporters américains. Au final, il est persuadé que personne n'a besoin de la vérité s'il existe une magnifique légende qui convient à tout le monde. Ainsi, la légende devient la «vérité». Les papiers du sénateur sont déchirés et brûlés.
De cette manière, Otto reconnaît ouvertement que la loi Magnitski et les sanctions contre la Russie ont été adoptées en s'appuyant sur la légende inventée par Browder. Ce à quoi Williams répond qu'Otto «a certainement raison concernant la machine de propagande de Browder».
Puis, dans sa correspondance, l'agent critique le film d'Andreï Nekrassov et dit que lui-même, si on lui en avait confié la tâche, aurait bien mieux discrédité la «version officielle» de l'affaire Magnitski. Après cela Otto, se vante d'avoir aidé en 2013 le journaliste Kevin Rothrock à écrire l'article «La propagande et le secret dans l'affaire Browder-Magnitski».
A l'époque, Rothrock était rédacteur en chef du projet RuNet Echo sur la plateforme internationale en ligne Global Voices. Aujourd'hui, il est rédacteur en chef de la version internationale du site d'info Meduza, basé à Riga.