Le blocage de sites internet par l’Etat est-il légal ?

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Ce Lundi 16 février, le Conseil d’Etat (l’instance suprême administrative de France) a décidé que le blocage et la déférence de sites internet pouvait être effectué par l’Etat, sans passer par une décision judiciaire.

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Cette décision a été faite, alors que les associations Quadrature du Net, French Data Network, et la Fédération des Fournisseurs d'accès à Internet Associatifs recouraient contre les décrets n° 2015-125 et 2015-253 (respectivement des 5 février 2015 et 4 mars 2015) sur ces sujets. Ces décrets ont été émis en 2015 afin de mettre en application la loi anti-terrorisme du 13 novembre 2014 et de la loi Loppsi du 14 mars 2011. L'exécutif prendrait-il le dessus sur le judiciaire?

Les avocats maîtres Emmanuel Daoud et Thierry Vallat nous donnent leur opinion sur cette décision judiciaire.

​Emmanuel Daoud : «Je considère que les associations requérantes avaient raison de saisir le Conseil d'Etat et de contester la validité de ces décrets. La décision du Conseil d'Etat (…) me semble incorrecte et infondée; dans la mesure où dès lors que l'on s'attaque à la liberté d'expression, dès lors que l'on interdit aux internautes de pouvoir utiliser comme ils le souhaitent, si une décision doit être prise, elle doit l'être à la suite d'un débat contradictoire devant le juge.

C'est le juge qui, en application de l'article 6 de la Constitution, est gardien de nos libertés individuelles; la liberté d'expression est une de nos libertés, et de mon point de vue, ce n'est pas à l'administration de procéder à ces blocages. »

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Thierry Vallat: «La décision n'es pas complètement inattendue, et le Conseil d'Etat a validé les décrets et rejeté les demandes des associations. Les demandes étaient pourtant très bien fondées, car un certain nombre de griefs avait été formulé (notamment par Quadrature du Net) sur une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, sur une infraction à la séparation des pouvoirs (un des décrets ne prévoit pas l'intervention du juge), pour autoriser le blocage et le déférencement d'un site.

Et ça pose un problème d'autant plus qu'aujourd'hui, un an après, l'état d'urgence est passé par là; on n'a même plus le filtre de la personnalité de la CNIL (…); maintenant on peut avoir des blocages hors de la vue du juge.

Un autre grief qui avait été formulé de manière pertinente par les associations concernait les référencements: le site bloqué renvoyait au Ministère de l'Intérieur, ce qui permettait à ce dernier d'obtenir les adresses I.P. des utilisateurs qui vont sur ce site, et d'intercepter les correspondances. »

Si le blocage d'un site répond à un impératif de sécurité publique, n'y a-t-il pas un risque de dérive, et dès lors, la légitimité de la sécurité perd-elle son sens?

​Emmanuel Daoud: «Nous avons vu dans l'actualité récente à l'occasion de l'état d'urgence, que des assignations à résidence, où des perquisitions avaient pu être opérées sur la base de notes blanches; ces assignations ont ensuite été annulées, puisque les éléments d'information fournis par le Ministre de l'Intérieur étaient vagues, insuffisants ou aléatoires. Quand la liberté de l'administration n'est pas encadrée par une surveillance du juge, il peut y avoir des abus; il ne me semble pas, que l'autorité administrative ne puisse, sous couvert d'impératifs de sécurité, avoir tous les droits.

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Les utilisateurs de ce site bloqué se trouvent donc privés d'un moyen d'expression, et si le blocage est immédiat, il peut se passer des jours, des semaines avant le rétablissement soit obtenu. C'est en cela que le dommage est insupportable.»

Les recours lancés auprès de la Cour Européenne des Droits de l'Homme ont-ils des chances d'aboutir?

Thierry Vallat : « La Cour Européenne des Droits de l'Homme a une vue différente des choses, et l'a récemment en Décembre dans son arrêt Cengiz concernant la Turquie et le blocage de Youtube dans ce pays; selon la Cour, le blocage d'une publication ne peut être ordonné de manière aussi rapide, et aucune disposition législative (comme les décrets français) ne suffirait pas.

Donc, sur les articles 8.1 et 10 de la Convention des Droits de l'Homme, la France risque d'être en tort; je pense qu'il y a une chance pour que le recours des associations auprès de la Cour puisse aboutir. Si la France est sanctionnée, ce ne sera pas la première fois, et mise à part la sanction pécuniaire, il n'y aurait pas d'effet immédiat, ni de suspension des décrets, donc on pourrait continuer avec les dispositions. »

La CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés) peut-elle y faire quelque chose?

Emmanuel Daoud : «La CNIL aurait pu être un acteur d'un contrôle avec un débat contradictoire, puisqu'il y a des procédures qui peuvent être amenées devant l'autorité administrative indépendante, qui a l'habitude de gérer des contentieux, et donc qui a cette culture du contradictoire. Sans juge, saisir la CNIL aurait pu avoir un sens. »

Cette décision du conseil d'Etat intervient une semaine après une autre décision de la même instance concernant un décret d'application de la loi de programmation militaire, qui permet aux services de renseignements d'obtenir, auprès des fournisseurs d'accès à internet, des données de connexion des usagers, sans autorisation judiciaire.

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Une fois n'est pas coutume, la question de la liberté d'expression et la sûreté nationale se font face. Si une pesée des intérêts doit être faite entre les deux, elles sont cependant interdépendantes dans un état de droit. La France a été depuis les attentats de Charlie Hebdo épinglée, notamment au Conseil des Droits de l'Homme, pour certaines dérives liées aux politiques de lutte contre le terrorisme.
L'avenir nous dira si cette décision changera les modes de vie des Français, en améliorant leur sécurité au quotidien, ou, en restreignant l'accès aux données sur internet.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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