Les avocats maîtres Emmanuel Daoud et Thierry Vallat nous donnent leur opinion sur cette décision judiciaire.
Emmanuel Daoud : «Je considère que les associations requérantes avaient raison de saisir le Conseil d'Etat et de contester la validité de ces décrets. La décision du Conseil d'Etat (…) me semble incorrecte et infondée; dans la mesure où dès lors que l'on s'attaque à la liberté d'expression, dès lors que l'on interdit aux internautes de pouvoir utiliser comme ils le souhaitent, si une décision doit être prise, elle doit l'être à la suite d'un débat contradictoire devant le juge.
C'est le juge qui, en application de l'article 6 de la Constitution, est gardien de nos libertés individuelles; la liberté d'expression est une de nos libertés, et de mon point de vue, ce n'est pas à l'administration de procéder à ces blocages. »
Et ça pose un problème d'autant plus qu'aujourd'hui, un an après, l'état d'urgence est passé par là; on n'a même plus le filtre de la personnalité de la CNIL (…); maintenant on peut avoir des blocages hors de la vue du juge.
Un autre grief qui avait été formulé de manière pertinente par les associations concernait les référencements: le site bloqué renvoyait au Ministère de l'Intérieur, ce qui permettait à ce dernier d'obtenir les adresses I.P. des utilisateurs qui vont sur ce site, et d'intercepter les correspondances. »
Si le blocage d'un site répond à un impératif de sécurité publique, n'y a-t-il pas un risque de dérive, et dès lors, la légitimité de la sécurité perd-elle son sens?
Emmanuel Daoud: «Nous avons vu dans l'actualité récente à l'occasion de l'état d'urgence, que des assignations à résidence, où des perquisitions avaient pu être opérées sur la base de notes blanches; ces assignations ont ensuite été annulées, puisque les éléments d'information fournis par le Ministre de l'Intérieur étaient vagues, insuffisants ou aléatoires. Quand la liberté de l'administration n'est pas encadrée par une surveillance du juge, il peut y avoir des abus; il ne me semble pas, que l'autorité administrative ne puisse, sous couvert d'impératifs de sécurité, avoir tous les droits.
Les recours lancés auprès de la Cour Européenne des Droits de l'Homme ont-ils des chances d'aboutir?
Thierry Vallat : « La Cour Européenne des Droits de l'Homme a une vue différente des choses, et l'a récemment en Décembre dans son arrêt Cengiz concernant la Turquie et le blocage de Youtube dans ce pays; selon la Cour, le blocage d'une publication ne peut être ordonné de manière aussi rapide, et aucune disposition législative (comme les décrets français) ne suffirait pas.
Donc, sur les articles 8.1 et 10 de la Convention des Droits de l'Homme, la France risque d'être en tort; je pense qu'il y a une chance pour que le recours des associations auprès de la Cour puisse aboutir. Si la France est sanctionnée, ce ne sera pas la première fois, et mise à part la sanction pécuniaire, il n'y aurait pas d'effet immédiat, ni de suspension des décrets, donc on pourrait continuer avec les dispositions. »
La CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés) peut-elle y faire quelque chose?
Emmanuel Daoud : «La CNIL aurait pu être un acteur d'un contrôle avec un débat contradictoire, puisqu'il y a des procédures qui peuvent être amenées devant l'autorité administrative indépendante, qui a l'habitude de gérer des contentieux, et donc qui a cette culture du contradictoire. Sans juge, saisir la CNIL aurait pu avoir un sens. »
Cette décision du conseil d'Etat intervient une semaine après une autre décision de la même instance concernant un décret d'application de la loi de programmation militaire, qui permet aux services de renseignements d'obtenir, auprès des fournisseurs d'accès à internet, des données de connexion des usagers, sans autorisation judiciaire.
L'avenir nous dira si cette décision changera les modes de vie des Français, en améliorant leur sécurité au quotidien, ou, en restreignant l'accès aux données sur internet.
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