Pas du point de vue quantitatif, bien sûr. L'immense flotte bâtie par l'amiral Gorchkov était à la mesure de l'URSS, pas de la Russie.
Cela ne signifie pas pour autant que la Russie doit renoncer à se doter d'une flotte puissante, dissuasive, en mesure de défendre ses intérêts vitaux sur toutes les mers.
Mais c'est sur le terrain de l'excellence technologique et industrielle qu'il va d'abord falloir se battre pour rendre au pays une parfaite autonomie du point de vue de la construction navale, sur quelque type de navire que ce soit. Cet effort préalable accompli, les autorités russes seront alors —et alors seulement- en mesure de bâtir l'outil naval correspondant au volet maritime de leurs ambitions géopolitiques: Sécurité des voies d'approvisionnement, des zones économiques exclusives et des eaux littorales russes.
Celles-ci impliquent:
• Au nord d'être en mesure de dissuader toute pénétration hostile dans l'Arctique russe depuis l'Atlantique ou le Pacifique, afin de s'assurer le contrôle du passage du nord-est et des ressources polaires appartenant à la Russie.
• Dans le Pacifique de sécuriser les approches du Primorié, de la mer d'Okhotsk (d'où l'importance du contrôle des Kouriles) et du Kamtchatka.
La défense de cette zone est aussi cruciale que celle de l'Arctique dans la mesure où elle commande les accès aux bases de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) russes. Elle demandera un effort conséquent et soutenu, compte tenu de la montée en défense des forces navales chinoises et japonaises, ces dernières retrouvant de réelles capacités offensives.
Cette posture défensive implique la mise en place de forces dédiées à la lutte anti-sous-marines (ASM) en zone côtière (sous-marins type 636, aéronefs à voilures fixes et tournantes, frégates…)
• Sur l'axe océan indien-Méditerranée-Mer noire de maintenir une présence navale constante afin de dissuader toute agression contre les routes maritimes (exemple de la coordination des navires russes avec l'opération Atalante de l'Union Européenne) ou contre les alliés de la Russie.
• De disposer enfin d'une capacité de projection de forces puissante mais réduite, en mesure d'intervenir afin de défendre les intérêts vitaux russes hors des zones évoquées supra.
La pertinence de construire une nouvelle classe de navires capable de prendre la succession de l'unique porte-aéronefs Amiral Kouznetsov doit d'abord être posée. Alors que de nombreux observateurs estiment que des drones de combat d'un très long rayon d'action peuvent très bien se substituer aux porte-avions, hormis peut-être sur le théâtre d'opérations du Pacifique, la question du besoin lui-même, au-delà de la classique quête de prestige, doit être traitée. Si l'option de construire de nouveaux porte-avions est retenue, comme l'a récemment souhaité l'amiral Chirkov, chef d'Etat-major de la marine russe, leur conception devra se faire suivant un cahier des charges extrêmement différent de celui de l'Amiral Kouznetsov.
Ensuite parce qu'il serait plus pertinent de doter ces porte-avions de la propulsion nucléaire afin de leur assurer une autonomie à la mer maximale, sans escales. Car les futurs navires ne pourront sans doute pas compter pour se ravitailler sur le réseau de bases navales dont disposait la marine soviétique à l'époque où a été conçu le Kouznetsov: Ethiopie, Somalie, Mozambique, Angola, Vietnam, Cuba…autant de capacités d'accueil perdues depuis une vingtaine d'années. Certes il est toujours possible d'envisager l'acquisition de facilités au Venezuela, voire à Chypre. Mais pour l'heure rien ne se concrétise. La seule base navale dont dispose la Russie à l'étranger se résume au point d'appui syrien de Tartous, incapable d'accueillir de grands navires.
Il faut, par ailleurs, développer dès à présent l'aéronautique embarquée sur les futurs navires mais aussi les bâtiments d'accompagnement. Le délai moyen habituel entre le lancement des études amont et la mise en service d'un grand navire de combat complexe, comme un porte-avions, est d'une dizaine d'années pour une marine maîtrisant déjà parfaitement la construction de ce type de navires. On peut donc considérer que les éventuels successeurs du Kouznetov ne seront pas opérationnels au mieux avant 2025-2030. Cela laisse le temps nécessaire au développement des nouveaux matériels.
Sur ce segment, la question des capacités antiaériennes (mais aussi antimissiles balistiques et de croisière) doit être posée du point de vue des navires qui compléteront par leurs missiles la défense fournie par l'aviation embarquée. Faut-il la confier à un croiseur tel l'Amiral Nakhimov qui, après sa refonte devrait embarquer la version navale du système antiaérien S-400? Ou faut-il la confier à une classe d'escorteurs ad hoc, tels cette classe Lider de douze destroyers prévue pour embarquer le S-500 navalisé? Compte tenu du montant de la modernisation du Nakhimov (plus de 1,2 milliard d'euros selon certaines estimations) la question devra être tranchée avant d'évoquer le sort du Pierre le Grand et son éventuelle modernisation. Cette problématique des escorteurs et de la nécessité de ne pas multiplier les classes de navires pour maîtriser les coûts doit demeurer dans les esprits alors que la Russie multiplie depuis quelques années les programmes de frégates.
Le paramètre financier est également à prendre en considération du point de vue des sous-marins nucléaires d'attaque qui accompagnent traditionnellement tout groupe aéronaval. Alors que les délais et les surcoûts associés ont fait des premiers SNA de la classe Yassen les sous-marins les plus chers du monde —hors SNLE- il faudra gérer au plus juste la suite du programme pour parvenir à l'objectif fixé, douze bâtiments, sans impacter les autres projets d'avenir.
Ce sera d'autant plus crucial que l'acquisition de navires sur étagère à l'étranger, une des solutions permettant de limiter les surcoûts, semble désormais exclue compte tenu du blocage de la vente des BPC Mistral par la France.
Un développement en deux phases peut s'imaginer.
Dans le cadre d'une première séquence chronologique de dix ans (2015-2025), la marine russe doit sans doute se concentrer sur les chantiers prioritaires du point de vue de la dissuasion nucléaire, de la défense des eaux territoriales et des zones économiques exclusives. Dans ce cadre la construction d'une sous-marinade performante est la mission la plus pressante. Poursuite de la mise en service de la classe de SNLE Boréï, accélération et maîtrise du programme Yassen, maîtrise de la propulsion anaérobie et modernisation des submersibles à propulsion diesel-électrique, pour les besoins nationaux et l'export, constituent autant de défis technologiques et financiers. Parallèlement la flotte de surface doit préparer la seconde phase en rationnalisant l'ensemble des programmes engagés et menant les études amont nécessaires aux futurs grands bâtiments de projection de force.
Cette seconde séquence chronologique, caractérisée par la construction d'une flotte hauturière structurée autour de plusieurs groupes aéronavals, pourrait prendre place entre 2020 et 2030. Elle implique la réalisation des destroyers Lider mais aussi celle des frégates hauturières de la classe 22350 puis, sans doute à partir de 2025 la construction de plusieurs porte-avions dont le nombre reste à définir et d'une nouvelle classe de grands pétroliers-ravitailleurs.
Le Vladivostok et le Sébastopol sont prêts à être livrés. Il ne manque qu'une bonne fenêtre d'opportunité diplomatique pour que la Russie en prenne possession. Le moment favorable peut encore se faire attendre longtemps mais la partie n'est peut-être pas perdue pour les chantiers navals français et la marine russe. Car les contrats et les programmes d'armement s'inscrivent toujours dans le temps long. Et il arrive fréquemment qu'une vente à laquelle plus personne ne croyait se produise. Les récents succès du Rafale à l'export en attestent.
Et il n'y a aucune raison de refuser de vendre des navires à la Russie, alors que la France est légalement en droit de le faire, lorsque cette dernière signe par ailleurs des contrats avec des Etats du Moyen-Orient dont la nature démocratique est aussi réduite que leur potentiel de nuisance important sur le segment du terrorisme.
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Sur la question des ambitions navales russes en Méditerranée voir: « La Russie, puissance méditerranéenne? », Philippe Migault, actes du séminaire Egmont-IHEDN du 3 juillet 2014 page 19-25. http://www.ihedn.fr/?q=content/la-g%C3%A9opolitique-du-printemps-arabe-6e-s%C3%A9monaire-%C3%A0-bruxelles-3-juillet-2014-breydel-2