La raison de ce déplacement est que ces géants de l'Internet s'autorégulent en bloquant par eux-mêmes les communications liées au terrorisme djihadiste. Dans ses discours publics le ministre n'a cessé de répéter que « 90% de ceux qui basculent dans des activités terroristes au sein de l'Union européenne le font après avoir fréquenté Internet ».
« Nous sommes en guerre contre le terrorisme! » a proclamé Manuel Valls. Est-ce que cela veut dire qu'on devrait sous-traiter par les entreprises privées cette lutte qui est annoncée comme une « raison d'État »?
Jérémie Zimmerman. Depuis le 11 septembre 2001 on s'est enfoncé dans une espèce de spirale sécuritaire et on constate dans une bonne partie du monde ce qui ressemble à un empilement des mesures sécuritaires. C'est des mesures que l'on ajoute les unes à la suite des autres sans avoir pris le temps de mesurer l'efficacité des mesures précédentes, sans même faire l'étude d'impact. Des mesures que l'on fait adopter à chaque fois dans l'urgence et dans un débat public qui est en général capturé par l'émotion, et, en grande partie, par la peur.
En France ça a commencé en novembre 2001 avec la Loi pour la sécurité quotidienne votée en novembre 2001 juste après le 11 septembre. Depuis, c'est une quinzaine de lois sécuritaires qui ont été votées par le gouvernement socialiste. La loi de programmation militaire a été votée fin de 2013, elle permet à l'administration de lancer des opérations généralisées à partir de sources de données très vagues pour un très grand nombre de cas. Quelque chose d'extrêmement préoccupant est le décret d'application de cette loi.
Nous venons, en tant qu'association « Quadrature du Net », de nous attaquer au Conseil d'Etat, où nous avons contesté ces mesures de surveillance de masse. Suite aux événements de Charlie Hebdo et de l'Hyper casher, c'est la loi antiterroriste de novembre dernier qui était adoptée. Là encore — dans une procédure d'urgence. Là encore — sans débat public. Le texte n'a même pas été porté devant le Conseil constitutionnel, alors qu'il y avait de sérieux doutes sur sa constitutionnalité. Parce qu'aucun groupe politique ne voulait prendre le risque d'être traité de pro-terroriste ou d'être traité de laxiste en matière de sécurité.
Pour illustrer ça, il faut se souvenir d'une citation absolument effarante de David Cameron en Angleterre. Lors d'un examen parlementaire récent, il a dit: « Il faut voter cette loi parce que je ne veux pas, lorsqu'il y aura un attentat, être accusé de ne pas avoir fait ce que je pouvais faire ». D'un point de vue purement grammatical (on est là dans des calculs politiques) ce sont des hypothèses sur le passé du futur ou sur le futur du passé: je ne veux pas dans un futur probable d'être accusé de ne pas avoir fait dans le passé ce que j'aurai pu faire.
Sputnik. Cela ressemble un peu aux notices qu'on trouve pour four à micro-ondes « ne pas mettre le chat dans le four » Remarque complètement hallucinante juste pour se couvrir ses arrières…
Jérémie Zimmerman. Il y a encore plus de certitude: si dans le futur il y a ceci, alors je ne veux pas qu'on puisse dire dans le futur que je n'ai pas fait quelque chose dans le passé. C'est dans ce contexte-là très émotionnalisé où l'on situe aujourd'hui la dernière loi terroriste. Il existe la Commission nationale consultative des droits de l'homme en France, un organe du gouvernement en charge des questions des libertés fondamentales, qui normalement est consulté par le gouvernement lorsqu'il a un doute sur un projet de loi. La loi antiterroriste n'a même pas fait l'objet d'une consultation à la commission des droits de l'homme. Mais la commission des droits de l'homme a quand-même eu un avis pour dire: la loi viole les libertés. Et la loi a été quand même adoptée.
La droite de la droite — il y a une frange de l'UMP, le parti de Nicolas Sarkozy qui s'appelle La France forte qui regroupe tous ceux qui avant Nicolas Sarkozy n'étaient pas admis dans le parti de la droite républicaine, des gens qui flirtaient avec le Front national, des gens qui flirtent avec l'extrême droite, des gens qui dans leur jeunesse étaient dans des groupes violents de l'extrême droite, ces gens-là applaudissent le gouvernement dit de gauche, ils votent avec la gauche ces mesures censées lutter contre le terrorisme. Politiquement c'est une espèce de rouleau compresseur où il n'y a aucune marge de manœuvre pour le débat public, aucune marge de manœuvre pour l'opposition politique. Il n'y a même aucune marge de manœuvre pour porter le texte devant le Conseil constitutionnel. Ils n'écoutent même pas l'avis de la commission en charge des droits de l'homme.
Sputnik. Mais Monsieur Cazeneuve va quand-même aux USA, sachant qu'il y a une gronde au sein de la population française. Il va « convoiter » les entreprises américaines pour qu'on l'aide à « conduire ce rouleau compresseur »
Jérémie Zimmerman. Ce n'est qu'un épisode parce que ce qu'on voit se profiler est plus préoccupant encore. Je pense que l'« épisode » de la Silicon Valley va rentrer dans le tableau plus tard. Ce tableau concerne la loi sur le renseignement qui normalement arrive pour le 10 mars, dans les semaines qui viennent. Je suis encore une fois convaincu qu'elle sera proposée dans le cadre d'une procédure d'urgence, avec une seule lecture et beaucoup moins de débats parlementaires.
La question se pose: est-ce que dans cette loi sur le renseignement on va avoir droit à plus de surveillance, à plus de pouvoirs pour la police et pour le gouvernement, moins de pouvoirs pour la justice, etc.? Et qu'est-ce qui pèsera dans cette loi sur le renseignement sur Internet et sur les acteurs de l'Internet?
Sputnik. Si ce sont des « règles du jeu » déjà en place (auxquelles on rajoute, d'ailleurs notre « bonne volonté » de livrer aux réseaux sociaux nos profils, nous contributions personnelles), pourquoi s'insurger?
Jérémie Zimmerman. Je vais vous dire pourquoi c'est complètement choquant. D'abord parce qu'on va confier à des entreprises privées — surtout à des entreprises américaines, même pas des entreprises françaises — des missions de police, c'est-à-dire de surveiller. On va leur confier des missions de justice, c'est-à-dire plus ou moins automatiquement d'effacer des contenus, donc de prendre des mesures qui ont un impact sur la liberté d'expression et sur la liberté d'information.
Le principe de la séparation des pouvoirs assure, protège les citoyens contre l'arbitraire, pour s'assurer que le gouvernement, l'exécutif ne va pas prendre des décisions qui ont l'impact sur la liberté. Dans un État de droit les restrictions des libertés fondamentales sont ordonnées par le juge judiciaire. Alors, nous avons là un Ministre de l'Intérieur (c'est normal quelque part, puisqu' il est de l'exécutif, pas du judiciaire) qui va « s'asseoir » sur l'État de droit, qui va « s'asseoir » sur la séparation des pouvoirs. Au nom du terrorisme et de la peur, il demande aux entreprises privées de se livrer à des missions qui sont normalement celles de la justice et de la police. C'est un vrai problème démocratique.
J'affirme que le rôle d'un ministre dans un État démocratique, le rôle du gouvernement est de protéger ses citoyens contre les menaces qui pèsent sur leurs libertés. Donc c'est de protéger les citoyens français contre Facebook, contre Google. Ça pourrait être par des politiques industrielles, mais ça pouvait être aussi par des politiques pénales. Par exemple, attaquer en justice ces entreprises qui violent les libertés.
Au lieu de faire tout ça, on voit faire des jolies photos où on leur serre la main, où on a l'air jeune, cool et branché parce qu'on est dans la Silicon Valley. A double titre, il s'agit là de « s'asseoir » sur les valeurs de la démocratie, sur les valeurs républicaines. C'est véritablement choquant de voir le ministre de l'Intérieur français faire ça. Ça risque d'être absolument impossible à arrêter étant donné le contexte politique et médiatique, et l'instrumentalisation des peurs.
Jérémie Zimmerman. Exactement. Le principe qui doit être sanctuarisé en même temps qu'on doit sanctuariser les libertés fondamentales, c'est le principe de la responsabilité individuelle, de la responsabilité de chacun, mais aussi potentiellement de la responsabilité collective. Cette responsabilité individuelle implique que vous pouvez vous exprimer. Mais si vous exprimez quelque chose qui est puni par la loi (comme, par exemple, l'appel à la haine, l'appel à la violence) si vous dites: il faut tuer tous les Xx, que ce soient n'importe quelle groupe de population, c'est de l'appel à la violence, ce n'est plus de l'expression. Techniquement vous pouvez le dire, on ne va pas vous empêcher de le dire. Mais une fois que vous l'avez dit on va pouvoir vous condamner pour cela.
On a en train de donner trop d'attention à des terroristes. En ce moment, toute la presse française, tous les médias sont en train d'expliquer que Daesh, l'État islamique, fait des vidéos bien faites sur Internet. Il y a énormément de propagande sur Internet. Résultats, les gens vont voir ces vidéos. Plus on en parle, plus elles seront vues. Ce qu'on appelle troll. Mais il ne faut pas donner à manger aux trolls, parce que les trolls ça se nourrit d'attention. Des mesures aussi peuvent être contre-productives, tenter de nourrir cette illusion que les machines vont pouvoir empêcher a des idées se développer.
Ce qu'on est en train de faire (avec ce voyage de Cazeneuve) est à l'inverse, cela fait contourner la justice et mettre en place des moyens de surveillance généralisée qui, eux, sont par nature des instruments autoritaires. La surveillance de masse, à coup sûr, provoque des abus. Aux Etats-Unis la surveillance de masse de la NSA n'aide absolument pas à lutter contre le terrorisme. Dans moins de 1% des cas d'attentats terroristes déjoués aux Etats-Unis il y a eu besoin de la surveillance de masse. C'est une étude de New America Foundation. On sait que la surveillance de masse ne sert pas contre le terrorisme mais qu'elle est utilisée pour l'espionnage économique et pour l'espionnage politique. C'est forcément un outil qui conduit à des abus. C'est un outil tellement puissant, tellement disproportionné qu'il va confier à ceux qui s'en servent beaucoup trop de pouvoirs. L'histoire de l'Humanité démontre que lorsqu'il une grosse concentration du pouvoir, il y a forcément des abus.
Revenons à la responsabilité collective: c'est vrai qu'il y a un certain nombre de propos choquants, de propos de haine qui seraient certainement condamnes par un juge, qui circulent sur Internet. La vraie question est qu'est-ce qu'on fait contre ça? Va-t-on laisser Monsieur Cazeneuve, ses amis de chez Google et de la NSA s'occuper de nous quand on voit des idées criminelles sur Internet? Ou est-ce qu'on essaie chacun en tant que citoyen de s'opposer à ces idées, d'aller combattre ces idées sur leur terrain? Internet permet la participation universelle. De la même façon que l'on peut être tous exposés aux propos de haine, aux images de haine, nous pouvons tous aussi réagir, participer.
C'est de notre responsabilité collective d'aller combattre les idées de haine sur leur terrain, combattre les idées plutôt que s'attaquer à leurs symptômes qui sont la représentation des idées, l'expression des idées, mais sans de toute façon être la seule solution. Il s'agit ici de faire reculer les idées, et non pas de s'attaquer à ceux qui les véhiculent.