À l'instar de ses prédécesseurs, particulièrement du Président Abdoulaye Wade et son célèbre wax waxeet (renoncement, en wolof), Macky Sall n'a pas été avare en réformes institutionnelles depuis sa victoire en 2012 sur son ancien mentor, ledit Abdoulaye Wade. Alors qu'il avait été élu sur la promesse d'un retour au quinquennat, il s'est pourtant gardé d'appliquer ce changement à son premier mandat, réduisant significativement sa portée politique. Dès sa réélection, le 24 février dernier avec plus de 58% des suffrages, pour un deuxième mandat, de cinq ans cette fois-ci, il donne le ton en annonçant la suppression du poste de Premier ministre.
«Nous avons un régime où le Premier ministre tire l'essentiel de ses pouvoirs du Président. Le Premier ministre n'a pas de pouvoirs autonomes qui soient délimités de manière expresse dans la Constitution. La réforme n'entraînera pas, donc, une modification substantielle de la Constitution, d'autant plus que le texte fondamental du Sénégal n'oblige pas le Président à nommer un Premier ministre. C'est dire que nous ne sommes pas dans un régime parlementaire», a déclaré à Sputnik El Hadj Hamdiou Kassé, ministre conseiller et porte-parole du Président de la République.
Un constat que rejoint en partie Emmanuel Desfourneaux, directeur général de l'Institut de la culture afro-européenne à Paris, partenaire officiel de l'Unesco. Ce juriste et ancien conseiller du Président sénégalais Abdoulaye Wade estime que la Constitution sénégalaise et sa pratique consacrent bien une forme de régime présidentiel, alors même qu'il existe un Premier ministre. C'est la conclusion tirée, d'une part, des dispositions de l'article 36 de la Constitution, qui attribue au Président la détermination de la politique de la Nation, une fonction qui échoit au gouvernement dans un régime parlementaire. D'un autre côté, le fait majoritaire empêche, dans la pratique, que l'Assemblée nationale mette sérieusement en cause la responsabilité du gouvernement, comme c'est, là encore, le cas dans les régimes parlementaires. «Il y a bien eu des ministres qui ont été démis de leurs fonctions. Mais était-ce le fait de l'Assemblée? Non, mais du Président!», analyse le juriste français.
«Cela veut dire qu'on est dans un régime que j'appellerais, quasi-présidentiel, se situant entre le régime présidentiel pur et dur et le régime semi-présidentiel à la française. Ici, le Chef de l'État est Président, mais aussi chef du gouvernement, puisque, avec cet article 36, le Premier ministre joue un rôle de pure coordination, de courroie entre le Président et les différents ministères du gouvernement.
Donc, la suppression du Premier ministre ne va pas remettre en cause cet équilibre des pouvoirs. En ce sens que c'est bien le Président qui continuera d'exercer la réalité des pouvoirs et qui restera le maître absolu du jeu institutionnel. Ceux qui parlent d'un changement de régime vers un hyperprésidentialisme se trompent totalement. Il n'y aura pas de chamboulement réel dans l'équilibre des pouvoirs, d'un point de vue technique, si ce n'est qu'on sera dans un régime présidentiel plus assumé», analyse Emmanuel Desfourneaux.
Sitôt élu, en 1983, ce dernier se passa à son tour de Premier ministre, avant de rétablir la fonction à la faveur de la réforme constitutionnelle de 1991. Dans les deux cas, il s'agissait de «contextes particuliers», selon Emmanuel Desfourneaux, qui cite à titre d'exemple la crise institutionnelle de 1962 et le duel entre Leopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, le Président du Conseil, qui en a résulté. Dans la logique du vainqueur, Senghor, il s'agissait d'éviter qu'il y ait «deux caïmans dans le même marigot», d'après l'adage africain, abondamment cité par les commentateurs de l'époque. Pour Diouf, en revanche:
«La Constitution de l'époque [1983] m'imposait de nommer un Premier ministre. Pourtant au lendemain de ces élections, Jean Collin et Moustapha Niasse me dirent: M. Le Président, le peuple vous a élu, il vous a même plébiscité. D'après tous nos renseignements, il attend de vous que vous gouverniez directement. Senghor avait créé le régime présidentiel déconcentré pour préparer sa succession, mais vous, vous êtes au début de votre présidence, par conséquent vous n'avez pas besoin de Premier ministre. Il faut que vous soyez en même temps chef de l'État et chef de gouvernement», peut-on lire dans l'autobiographie de l'ancien Président (Mémoires, p231, Seuil, 2014).
Un conseil suivi à la lettre par Abdou Diouf, bien qu'il estimât que «compte tenu de la complexité des problèmes dans le monde, il était bon qu'un Président ait un Premier ministre» (ibid). Inversement, rétablir la Primature a souvent été perçu comme le signe d'une succession que l'on préparait, dans le cas de Senghor, ou d'une distanciation des affaires publiques rendue nécessaire par la complexité de la situation sociopolitique.
C'est justement dans ces conditions que Habib Thiam fit son entrée au Gouvernement, en 1991, trois ans après les élections difficiles de 1988, mais aussi, pour tenir compte de la montée en puissance du Parti démocratique sénégalais (PDS) d'Abdoulaye Wade. C'est la même logique de puissance qui faisant défaut à Abdoulaye Wade, au plus bas de sa popularité, pour aller au bout de sa réforme devant aboutir à la suppression du Premier ministre, en 2011.
«Certains commençaient à dire que c'était son dernier mandat, qu'il serait diminué, et que c'est maintenant sa succession qui est en jeu. Cette réforme, c'était donc aussi pour dire qu'il reste le maître du jeu. Ce message était adressé, notamment, à son propre camp, et les ambitions grandissantes des uns et des autres. C'est le cas avec Amadou Ba, à qui l'on prête des ambitions présidentielles, et dont Macky Sall a scindé le ministère de l'Économie en deux, avant de lui confier les Affaires étrangères. Même chose pour le ministère de l'Intérieur, avec la sécurité publique qui relèvera, désormais, d'un autre ministre délégué», décrypte Emmanuel Desfourneaux.
Mais le timing de la réforme obéit également à d'autres tempos. Ceux qui rythment la marche du Sénégal vers le développement. Dévoilé au début du premier mandat de Macky Sall, le Plan Sénégal Émergent (PSE) est une vision stratégique visant l'émergence économique du pays à l'horizon 2035. Dans une réunion qui s'est déroulée à Paris, en décembre dernier, en amont de la phase deux du projet (2019-2023), les autorités sénégalaises ont pu récolter 14 milliards de dollars auprès des bailleurs institutionnels, une somme «bien au-delà de leurs espérances», alors qu'ils tablaient sur quelque 4,9 milliards de dollars, témoigne Emmanuel Desfourneaux. Alors que la réalisation de certains projets accuse un certain retard, le changement institutionnel est aussi un message «d'assurance» et «un gage d'efficacité», envoyés aux bailleurs institutionnels, poursuit l'expert français. En ce sens, il rejoint, El Hadj Hamidou Kassé, qui cite également les impératifs «d'efficience».
«Le Président Macky Sall, qui n'a plus que cinq ans [d'exercice, ndlr], a estimé que nous devions travailler en mode d'accélération, de fast-track. D'autant plus que nous allons bâtir une nouvelle économie pétrolière et gazière après les récentes découvertes. Il pense que pour la réalisation de tous ces projets, il faut faire une réforme qui lui donnera une visibilité directe sur la mise œuvre politique qu'il a proposée aux Sénégalais. Cette réforme lui permettra de contrôler directement cette mise en œuvre, pour assurer son suivi et sa validation», explique le ministre conseiller sénégalais.
Messages politiques et souci d'efficacité… mais les considérations purement institutionnelles ne seraient pas pour autant totalement absentes de cette réforme, estime Mohamed Ly, président du Think Tank Ipode. Dans un entretien avec Sputnik, cet expert sénégalais rappelle d'abord que celle-ci s'inscrit dans une tendance générale de «rationalisation du pouvoir exécutif» au Sénégal. La fluctuation historique de la Primature se calque, selon lui, sur les changements fréquents de la durée des mandats présidentiels, qui sont plusieurs fois passés des quinquennats aux septennats et vice-versa. «Les temps politiques n'étant pas les mêmes, pour une Assemblée législative et pour le pouvoir exécutif, cela posait souvent un problème de légitimité justifiant, parfois, la suppression du Premier ministre, des fois que le Président voulait avoir la mainmise directe sur les réformes.» Par ailleurs,
«Nous avons une Constitution jeune qui s'adapte à la marche du pays. On découvre la sociologie politique de nos acteurs et il faut, à chaque fois, ajuster selon ces impératifs. Certes, la Constitution avait besoin de s'adapter aux nouveaux droits des Sénégalais, à la mondialisation et à la création des droits inaliénables des citoyens. Elle avait également besoin d'être plus claire au regard de nombreux points. C'est en cela qu'elle était nécessaire. On s'étonnait, par exemple, qu'elle ne contînt aucun article gérant, en cas de cohabitation, les relations entre le Président et le Premier ministre. Que se passerait-il, par exemple, en cas d'une majorité à l'Assemblée nationale qui ne serait pas de la même couleur politique que celle du Président? On aura un Premier ministre qui ne déciderait pas de la politique de la Nation, puisque l'article 36 attribue cette prérogative au Président! Aujourd'hui, la décision du Président d'engager une réforme institutionnelle nous donne des réponses», analyse Mohamed Ly.
Au Sénégal, en revanche, le basculement vers le régime présidentiel ne semble pas devoir imposer à Macky Sall de se démettre de la présidence du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM), regrette le juriste français. «C'est une réforme qu'on a déjà proposée, dès 2013, dans le cadre des 35 propositions de l'IPODE», insiste, pour sa part, Mohamed Ly. «On avait dit qu'il serait à la fois logique et symbolique de modifier toute référence au Président de la République, dont le rôle sera uniquement de veiller au respect de cette indépendance et non d'en être le garant», poursuit-il.
Le ministre Kassé a pour sa part jugé que quand bien même le régime présidentiel impose une séparation stricte des pouvoirs,
«Je ne crois pas que l'on puisse interpréter un fait politique à partir d'un référentiel purement juridique ou constitutionnel. Celui-ci devrait évoluer pour prendre en compte d'autres réalités et spécificités politiques. Quant au Parlement, il continuera d'exercer ses fonctions, comme avant. Le Président n'aura plus la possibilité de dissoudre le Parlement, de même que celui-ci ne pourra plus proposer, ni faire voter, une motion censure», a-t-il déclaré à Sputnik.
«Il aura été intéressant de prévoir, par exemple, une deuxième chambre qui puisse donner une possibilité à l'opposition d'être plus présente, plus forte, notamment grâce à des commissions d'enquête parlementaires. C'est une garantie et une solution consacrées, par exemple, au Bénin. Ce n'est pas encore le cas aujourd'hui au Sénégal. Or, l'opposition ne pourra rien faire à l'Assemblée tant qu'elle n'a pas la majorité simple», compare le juriste français.
«Une opposition qui va à l'assaut d'une législative pour espérer récupérer le poste de Premier ministre et des postes d'exécution au gouvernement est certainement plus motivée à mettre le Président en difficulté qu'une opposition qui va au combat seulement pour espérer récupérer un nombre de sièges de députés», conclut Mohamed Ly.