Avec la 22e ratification par la Gambie, début avril, de l'accord de création de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), le seuil minimum de 22 États signataires, requis par les 55 États membres de l'Union africaine (UA), est atteint. Cette ratification ouvre la voie au lancement effectif de cet espace d'échanges commerciaux, qui aura lieu en marge du sommet de l'UA, prévu en juillet au Niger. Une fois mise en place, la ZLECAf couvrira un marché de 1,2 milliard de personnes, avec un produit intérieur brut (PIB) combiné de 2,5 milliards de dollars. Ce qui en fera la plus grande zone de libre-échange au monde depuis la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), il y a sept décennies.
En attendant son entrée en vigueur, Jean-Marie Biada, un expert des questions économiques, financières et d'intégration économique, consultant certifié auprès de l'ONUDI, l'organisme des Nations unies œuvrant au développement industriel dans le monde, analyse pour Sputnik France les enjeux de la ZLECAf et ses implications pour les économies africaines.
Sputnik France: Avec la ratification par la Gambie, le seuil minimum de 22 États pour mettre en œuvre la ZLECAf est atteint. Avant son entrée en vigueur, y aura-t-il d'autres préalables à remplir?
Jean-Marie Biada: «Pour un fonctionnement efficace et harmonieux de la ZLECAf, ses États membres sont tenus, conformément aux dispositions de son article 28, d'élaborer au moins une demi-douzaine de documents qui, à ma connaissance, ne l'ont pas encore été entièrement. On pourrait citer principalement les listes d'engagements spécifiques, les exonérations du traitement de la NPF1 (clause de nation la plus favorisée), les services de transport aérien, le programme de travail transitoire de mise en œuvre de la ZLECAf, la liste des secteurs prioritaires, ainsi que le document-cadre sur la coopération réglementaire.
Si on prend un précédent célèbre, la Fédération des États-Unis d'Amérique, par exemple, celle-ci a débuté en 1774 avec 13 États fédérés. Une cinquantaine d'années plus tard, ce nombre avait plus que quadruplé, passant des 13 États pionniers à 50 États fédérés, tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Alors, à mon sens, pour ce qui est de la ZLECAf, le plus dur c'est de démarrer. Il ne faut ni attendre l'adhésion simultanée, ou successivement rapprochée, des 54 États du continent africain, ni l'accomplissement de toutes les formalités textuelles prévues dans l'accord, ses annexes et autres documents apparentés.»
Sputnik France: La ZLECAf s'étendra sur un marché de 1,2 milliard de personnes, représentant un produit intérieur brut (PIB) de 2.500 milliards de dollars dans l'ensemble des 55 États membres de l'Union africaine. Du point de vue du nombre des pays participants, elle sera la plus grande zone de libre-échange du monde depuis la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Quelles en sont opportunités pour les pays du continent?
Jean-Marie Biada: «La ZLECAf est le catalyseur de la Communauté Économique Africaine (CEA), instituée par le Traité d'Abuja de 1991. En tant qu'accord multilatéral de libre-échange, ses trois objectifs majeurs sont de faire baisser les prix des produits et services proposés à la vente dans la zone de libre-échange, optimiser l'utilisation des facteurs de production (capital, travail, terres, matières premières, énergie, infrastructures) et de favoriser l'emploi dans les secteurs où chaque pays détient un avantage comparatif.
Parmi les autres opportunités qui découleront de cet accord, on peut citer la création d'une union douanière continentale, la promotion du développement industriel du continent à travers la diversification et le développement de l'agriculture, de la sécurité alimentaire et des chaînes de valeurs régionales, l'accélération des processus d'intégration régionale et continentale.
Tous ces grands défis, associés aux objectifs poursuivis par la ZLECAf, nécessitent d'énormes ressources financières pour leur mise en œuvre et leur suivi-évaluation. L'UA va donc devoir faire sortir des fonts baptismaux les institutions stratégiques de développement qui existent sur le papier depuis des lustres, mais qui n'ont pas encore vu le jour. En l'occurrence, il s'agit du FMA (Fonds Monétaire africain) et de la BCA (Banque Centrale Africaine).»
Sputnik France: En quoi l'existence de la ZLECAf peut-elle offrir des possibilités commerciales qui permettront d'accélérer l'industrialisation en Afrique?
Jean-Marie Biada: «L'industrialisation de l'Afrique est fortement tributaire de la qualité de la recherche/innovation menée sur le continent ainsi que du volume des financements qui leur est consacré. Sans oublier la volonté politique de valoriser systématiquement le résultat de ces recherches… Le commerce étant la fille aînée de l'industrie, une zone de libre-échange offrira un marché captif à l'industrie africaine, dont le développement sera ancré sur l'utilisation généralisée des fruits de la recherche/innovation/développement, initiés et entretenus par les chercheurs du continent.
Sputnik France: Les sceptiques évoquent le problème de la faible diversification des économies africaines comme un frein à la ZLECAf. Qu'en pensez-vous?
Jean-Marie Biada: «La faible diversification des économies africaines reste à relativiser. De plus, les zones de libre-échange que l'on trouve un peu partout dans le monde n'ont pas toutes été articulées autour de pays à économies ultra-diversifiées. D'ailleurs, en économie internationale, le théorème HOS ["modèle standard" de la théorie du commerce international, ndlr] postule que les pays se spécialisent dans les productions qui utilisent en plus grande proportion le facteur dont ils sont le mieux pourvus. Dès lors, la faible diversification des économies africaines peut aussi devenir un atout, car permettant de promouvoir sur le continent des économies spécialisées.»
Sputnik France: Quels seront les échanges possibles entre les économies du continent?
Autres exemples: un pays comme le Cameroun recevra une colonie d'orpailleurs congolais ou centrafricains qui l'aideront à décupler sa production d'or, en net recul. Pour ce qui est des opérations d'exploration minière, le Cameroun s'appuiera sur les experts et surtout les praticiens congolais, qui ont une bonne trentaine d'années d'expérience et de vécu dans les mines, sans compter leurs confrères de la partie australe du continent (Zambie, Zimbabwe, Tanzanie, Afrique du Sud, Malawi). La vanille de Madagascar, dont le kilo vaut plus qu'un sac de café sur le marché international, pourra être expérimentée et développée au Cameroun, pour le bonheur du continent tout entier, tandis que le foie gras de Madagascar, qui affole les palais en Europe, pourra aussi être produit à partir du Cameroun, du Gabon, de la Côte d'Ivoire, du Bénin, du Togo, du Kenya ou de l'Égypte.»
Sputnik France: N'y a-t-il pas un risque que les pays les plus faibles ou les plus dépourvus d'investissement de base ne puissent pas soutenir la concurrence?
Jean-Marie Biada: «La ZLECAf n'a pas pour vocation de porter les États membres, qui individuellement, occupent la queue des palmarès de toute sorte (économique, commercial, industriel ou éducatif), aux premières loges. Dans une zone de libre-échange, la concurrence saine n'empêche pas l'exercice d'un devoir de solidarité vis-à-vis de l'État membre en butte à de graves difficultés. L'Union européenne a exercé ce devoir de solidarité à l'endroit de la Grèce, quand elle a dû affronter des difficultés profondes sur le plan macro-économique, avec des conséquences sociales extrêmement douloureuses. Depuis 2018, la Grèce a retrouvé ses grands équilibres macro-économiques, pour le bien de ses populations locales d'une part, et au grand bonheur de toute l'UE d'autre part. La ZLECAf ne décoiffera aucun pays membre, pour couronner un autre État membre qui initialement n'avait aucune auréole.»
Jean-Marie Biada: «Nos égoïsmes nationaux ont souvent entravé le développement de toute grande initiative panafricaine. Rares sont nos chefs d'État ou de gouvernement qui n'assistent pas, en personne, aux sommets organisés en partenariat avec l'Afrique: c'est le cas des sommets organisés par le Japon, l'Inde, la Chine, les USA, la France, le Brésil, la Russie (bientôt)… Mais qui va aux sommets de l'UA à Addis-Abeba ou ailleurs sur le continent?
Les principaux freins résident dans le faible ancrage des pratiques démocratiques dans certaines zones du continent, dans les interminables guerres à la frontière ou à l'intérieur de certaines communautés économiques régionales africaines et dans l'extrême lenteur à finaliser les projets d'infrastructures d'envergure continentale.
D'autre part, la mise en œuvre, l'administration, la facilitation et le suivi-évaluation de la ZLECAf s'articulent autour d'un système de gouvernance à quatre composantes: la Conférence, le Conseil des ministres, le Comité des hauts fonctionnaires du commerce et le Secrétariat. Ce sont des institutions en plus, mais pas en trop, qu'il va falloir entretenir à grands frais. Malheureusement, avec des cotisations irrégulièrement versées par les pays membres de l'UA, la variable financière restera une contrainte déterminante dans l'évolution de la ZLECAf vers le marché commun africain.»