Au Maroc, on n'en est pas encore à l'Ordonnance de Villers-Cotterêts (par laquelle François Ier consacrait, en 1539, la prévalence du français sur le latin), mais c'est tout comme!
L'affaire s'est même invitée au parlement, avec une séance de questions adressées au ministre de l'Éducation nationale, le technocrate Saïd Amzazi. La Justice n'est pas en reste, puisque le tribunal administratif de Rabat s'est saisi, il y a une dizaine de jours, d'une plainte déposée par une mère d'élève, demandant qu'on sursoie à enseigner l'arabe, au cycle primaire, jusqu'à ce que le «débat national» sur la question soit clôt.
Une plainte déposée contre le chef du gouvernement et le ministre de l'Éducation nationale, sur fond de termes en dialectal marocains dans des livres scolaires. Beaucoup ont considéré qu'il s'agit, là, d'une atteinte à l'identité marocaine.
Sauf qu'en ce début d'année scolaire, rien qui ne ressemble à un «débat national» sur la question. Si ce n'est une espèce de tohu-bohu généralisé, où les uns et les autres assènent des évidences passionnées. Souvent, sur foi de douteuses captures d'écran, reproduisant des extraits supposés de livres scolaires, poussant le ministère de l'Éducation nationale à partir en croisade contre les Fake news.
Une première piste d'explication nous est fournie par le positionnement politique sur cette question. Si la plupart des partis ont dû se prêter au jeu de l'indignation, force est de constater que le Parti Justice et Développement (PJD) et Istiqlal ont été les plus offensés par ce crime de lèse-arabité. Le chef du gouvernement, l'islamiste Saad El Othmani affirmera, pour sa part, qu'en matière de langue arabe, la position du gouvernement ne souffrirait point de «laxisme».
Ce positionnement politique des deux partis les plus conservateurs du pays, chacun à sa façon, n'est pas sans lien avec la véritable portée de la polémique. La dimension conservatrice est confirmée par le glissement des fake news à caractère licencieux, qui angoisse d'autant plus les puritains.
Un certain nombre de photos et de commentaires se rapportant aux nouveaux manuels scolaires pour le cycle primaire sont en train de faire, en ce moment, le tour des réseaux sociaux. Après vérification, on a relevé qu'un certain nombre de publications sont soit fausses/retouchées, soit concernent des manuels scolaires d'autres pays. Voici, donc, des exemples de ces faux. En vous priant de procéder aux vérifications nécessaires avant toute publication.
Dialectal contre littéral, apartheid linguistique?
La diglossie (coexistence entre deux langues de rang inégal) de l'arabe littéral et dialectal est un vieux sujet récurrent au Maroc, comme dans d'autres pays arabes. C'est également le point de rencontre de plusieurs antagonismes identitaires. Un débat politique par excellence qui ne date pas d'hier. Lors d'une rencontre littéraire, diffusée au milieu des années soixante par la télévision égyptienne, le grand écrivain égyptien Taha Hussein prenait parti pour l'exclusion du dialectal des écrits littéraires. Devant une dizaine d'autres romanciers, dont le futur prix Nobel Neguib Mahfouz, il justifiait son choix par le fait que «la langue arabe est la seule façon de réaliser l'unité entre la communauté arabe».
En 2018, au Maroc, le différend actuel consacre, plus particulièrement,
«Une sorte de course effrénée à la recherche d'un modèle de société en particulier, qui oppose les partisans de deux logiques inconciliables. D'un côté, on a les défenseurs de l'enseignement du dialectal, c'est-à-dire ceux qui se présentent comme les gardiens de la citadelle du nationalisme marocain pur et dur, mais qui se trouvent accusés d'être des vendus aux Français et à leur agenda francophone.
Leur réfractaires, ce sont les puristes, arabistes et/ou islamistes, ceux qui sont partisans d'une hiérarchisation linguistique et ethnique, mais qui sont accusés d'être des rétrogrades», résume pour Sputnik l'écrivain marocain Ayoub Mouzaine.
«On ne va pas t'accuser de communisme! (sous-entendu « d'athéisme », ndlr)», taquinait, ainsi, Taha Hussein, à l'endroit du romancier Youssef Sebai, qui faisait un usage du dialectal dans ses écrits.
Pour les partisans du dialectal, il s'agit en adoptant officiellement cet idiome, de coller davantage aux réalités socioculturelles du pays. La démarche se trouve, souvent, teintée de militantisme et d'idéologie. Le rejet de «l'occupation» arabe et de la marginalisation de leur culture, a ainsi fait des Amazighs des alliés objectifs de cette conception. Chez d'autres, encore, la promotion du dialectal pourrait s'inscrire dans une logique purement pratique ou cognitive. Toutefois, la crispation linguistique témoignant d'un mal identitaire, empêche tout débat serein sur la question.
Deux arabes au primaire, un danger?
En intégrant l'école primaire, un enfant marocain, tunisien, libanais ou saoudien se trouverait «pénalisé» par rapport à un autre enfant, de même âge, en France, au Japon ou en Australie (à moins qu'il soit aborigène), soutiennent les partisans de l'institutionnalisation du dialectal contre le littéral, actuellement enseigné aux jeunes enfants: à l'âge de cinq ou six ans, le jeune Arabe démarrera sa vie scolaire en découvrant une nouvelle langue, qui sonnera à peine familière. Quant au dialectal qu'il pratique tous les jours en famille, il n'a aucun droit de cité dans l'enceinte de l'école.
Pour Mouzaine, en revanche, ces indices obéiraient à d'autres considérations, comme «l'incapacité de l'État à mettre en place une politique d'éducation et de culture qui interroge l'histoire et les identités d'un pays complexe», mais aussi «les politiques d'appauvrissement intellectuelles pratiquées de façon délibérée, à chaque fois que la contestation sociale gronde». Quant à la diglossie (dialectal/littéral), elle ne poserait pas, en soi, un problème pour l'apprentissage de l'enfant, puisque chacun des moyens d'expression est associé à un espace distinct.
Je ne pense pas que l'arabe littéral soit une nouvelle langue, différente ou étrangère, par rapport au dialectal originel. L'arabe littéral dans les écoles devrait continuer à être enseigné parallèlement et indépendamment de la langue de la maison et de la rue. C'est pour les jeunes élèves, une source de difficulté et de plaisir en même temps. Ce n'est pas le choc qui est décrit par certains.
N'oublions pas, enfin, que dans tous les pays du monde, il y a toujours un décalage entre ce qui est parlé par l'enfant chez lui, et ce qu'il apprend à l'école. Même si je vous concède que le passage du dialectal au littéral est bien plus important que le passage du registre familier, argotique au courant ou soutenu enseigné dans les écoles françaises», compare Mouzaine.
L'hybridation, la troisième voie
Confiné à un rang «subalterne», le dialectal vit, aujourd'hui, en marge de la société officielle. En Tunisie, par exemple, sur une dizaine de radios nationales, seules deux ont fait le choix éditorial, dans un souci de proximité, de présenter leur journal en dialectal «lissé». Une mouture pour compenser la difficulté du dialectal à se moderniser, ses syntaxe, grammaire, conjugaison n'étant pas réglementées.
Incapable de puiser en soi les instruments de sa propre évolution, le dialectal recourra à des emprunts massifs (anglicismes et francismes à outrance), et, de plus en plus, à des formes d'hybridation qui toucheront aussi bien le vocabulaire, les règles d'accord et la syntaxe de la phrase. Selon les cas, l'hybridation comblera les lacunes linguistiques du locuteur, se portera gage de son ouverture, en même temps qu'elle agira comme marqueur «social», en le dédouanant de l'étiquette «ringarde» qui colle aux arabophones. Des tournures hybrides envahissent, ainsi, plateaux télévisés, espaces publicitaires, et… la vie de tous les jours.
Au Liban, on ne dit pas «Salut, comment ça va?» Nous utilisons trois langues, comme ici: «Hi, kifak ça va?», ce n'est pas génial?
Le dialectal reste, enfin, un outil de marketing politique redoutable aux mains d'hommes d'État qui privilégieront, selon les cas et les circonstances, l'un ou l'autre des moyens d'expression. Excédé par les manifestations et les troubles qui ont agité trois semaines durant le pays, le président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, a livré son dernier discours, le 13 janvier 2011, en dialectal tunisien. Un changement de taille pour celui qui a toujours privilégié la distance, avec des allocutions en arabe littéral, froid et solennel. «Je vous parle aujourd'hui, dans la langue de tous les Tunisiens», entamait-il, alors, ce dernier discours, en assénant un très gaulliste «Je vous ai compris!».
Signe que la langue de la jeunesse tunisienne s'était trop hybridée entre temps, personne ne le comprendra ce soir-là.