Des essais nucléaires français en Algérie, un «crime contre l'humanité»

Il y a 58 ans, la France effectuait ses premiers essais nucléaires dans le sud de son département d’Algérie. Les retombées de ces tests aériens et souterrains, poursuivis jusqu’en 1966 dans une Algérie indépendante, sur l’environnement se font encore sentir, indique dans son commentaire à Sputnik un expert algérien en génie nucléaire.
Sputnik

Les essais nucléaires français des années 1960 tueraient encore aujourd’hui en Algérie
Le 13 février 1960, la France procédait à ses premiers essais nucléaires dans la région de Reggane, dans le Sahara au sud de l'Algérie. Cet essai nucléaire atmosphérique, dont le nom de code était «Gerboise bleue», a été suivi par 56 autres jusqu'à 1966. Le 14 février 2014, une carte montrant les sites où ont eu lieu les explosions nucléaires a été publiée par le Parisien après sa déclassification sous ordre du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, le 4 avril 2013. Elle fait état de la propagation du nuage radioactif au-dessus de plusieurs pays africains et même du sud de l'Europe. Quatre ans après cette publication, Sputnik a interrogé le docteur Ammar Mansouri, chercheur en génie nucléaire au centre de recherche nucléaire de Draria, CRND, responsable du dossier des essais nucléaire français en Algérie au sein du Commissariat à l'Energie Atomique, COMENA, Algérie, pour s'exprimer sur les répercussions de ces explosions nucléaires sur la santé des gens et l'environnement.

«La France a effectué en Algérie, entre 1960 et 1966, 57 expérimentations et explosions nucléaires. 4 explosions aériennes dans la région de Reggane, 13 explosions souterraines à In Ecker, 35 essais complémentaires à Hammoudia, dans la région de Reggane, et 5 expérimentations sur le plutonium dans une zone à In Ecker, située à 30 km de la montagne où ont eu lieu les essais souterrains», a rappelé à Sputnik le docteur Ammar Mansouri.

Depuis les bombardements de Hiroshima et Nagasaki en 1945, les effets de la radioactivité sur la santé des êtres humains et l'environnement ont été mis en évidence d'une manière certaine. Ces effets sont aggravés par les longues durées nécessaires à l'atténuation de la radioactivité «comme le plutonium qui a une demi-vie de 24.400 ans», a ajouté l'expert.

Tout en déplorant le manque de données précises sur l'ensemble des essais nucléaires français et leurs impacts sur l'environnement, vu que les documents les contenant sont toujours classés secret défense en France, à l'exception de la carte publiée par le Parisien, Ammar Mansouri, s'est appuyé sur la seule carte déclassifiée pour donner, aux lecteurs, une idée de l'étendue géographique des retombées du premier essai nucléaire français.

«Nous n'avons pas les cartes des explosions, parce que tout ça est considéré comme secret défense. Le 4 avril 2013, il y a eu une carte pour laquelle le secret défense a été levé, sous l'ordre du ministre de la défense, concernant Gerboise bleue, le premier essai atmosphérique. Elle a été publiée dans le Parisien le 14 février 2014. Cette carte indique qu'il y a au moins 26 pays africains qui ont été contaminés par cette explosion, et même le sud de l'Europe: les côtes espagnoles et la Sicile qui ont vu arriver le nuage radioactif […]», a expliqué le chercheur à Sputnik.

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Selon un rapport établi par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) en 1999 et publié en 2005, explique le scientifique, les sites où ont eu lieu ces explosions sont toujours dangereux pour toutes les formes de vie: pour la faune, la flore et la santé des êtres vivants «Dans ces zones on constate actuellement qu'il y a beaucoup de maladies et de pathologies cancérigènes induites, qui sont liées à ces explosions. L'environnement dans les régions de Reggane et d'In Ecker est très pollué, il y a beaucoup d'engins abandonnés qui sont encore là. Et en ce qui concerne les déchets radioactifs beaucoup d'engins utilisés lors de ces explosions, sont actuellement enfouis dans le sud algérien, à des profondeurs très faibles, et qui constituent toujours un danger pour ces régions».

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Le fait le plus marquant de toute l'histoire des essais nucléaires français en Algérie, explique le docteur Mansouri, est celui effectué le 1er mai 1962, sous le nom de code Béryl. En effet lors de cette explosion souterraine, un accident s'est produit. C'est le premier accident nucléaire de l'histoire moderne, surnommé Tchernobyl 1 par les experts. La puissance de la bombe était de 150 kilotonnes et les parois de l'enceinte de confinement qui devaient contenir l'explosion ont cédé, après quoi la lave radioactive qui s'est formée s'est répandue 300 mètres, libérant un nuage radioactif qui a dépassé les frontières algériennes vers la Libye, a affirmé l'expert. Deux ministres français, Pierre Messmer et Gaston Palewski, respectivement ministre de la Défense et de la Recherche, ont assisté à cet essai et ont été contaminés, après à quoi ils sont décédés à cause de cancers induits par les radiations ionisantes. En plus, 2.000 civils et militaires, qui ont aussi assisté à l'explosion, et des habitants de la région, qui ont été tous contaminés. Ce qui fait que cette région est gravement affectée par les déchets radioactifs, impactant d'une manière catastrophique la santé de ses habitants, a affirmé le docteur Mansouri.

Le plus choquant dans l'histoire, selon l'expert, est que la France a procédé à tous ces essais en étant parfaitement consciente des graves répercussions sur la vie et l'environnement, en particulier après le moratoire proposé par les USA, l'URSS et l'Angleterre pour mettre fin aux tests nucléaires atmosphériques.

«En 1958, il y a eu un moratoire décidé par les grandes puissances: l'Amérique, l'URSS et l'Angleterre pour l'interdiction des essais atmosphériques à cause des dangers qu'ils représentent pour toute l'humanité. Mais malgré ça, la France a procédé à ces expériences, en toute connaissance de causes des dangers suite au bombardement atomique au Japon, ce qui fait de son acte un crime contre l'humanité, contre toute forme de vie dans cette région», souligne l'interlocuteur de l'agence.

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Évoquant l'impossibilité pour l'Algérie d'assumer seule la tâche de décontamination d'un territoire s'étalant sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, notre interlocuteur a évoqué la nécessité d'une coopération internationale pour effectuer ce travail en se référant au cas du Royaume-Uni et de l'Australie. En effet, après avoir procédé à des essais nucléaires en Australie, le Royaume-Uni a décontaminé certaines régions des déchets radioactifs, tout en indemnisant les victimes. Alors que la France n'a indemnisé ni reconnu aucune victime algérienne jusqu'à ce jour, a expliqué l'expert.

Se voulant optimiste, le docteur Mansouri a émis le vœu que l'actuel président français fasse en sorte que tous les documents dont les experts algériens ont besoin, pour préparer la décontamination des sols pollués par les déchets radioactifs, soient remis aux autorités d'Alger afin que cette page sombre de l'histoire des deux pays soit tournée, et qu'une autre page de leur coopération s'ouvre pour le bien des générations futures.

«Malheureusement, il n'y a pas eu d'études approfondies, ni de statistiques fiables, faute d'archives que la France refuse encore de nous remettre, car classées secret défense. Nous avons besoin de ces archives pour qu'on puisse connaître la situation réelle. Ce qui nous intéresse actuellement ce n'est pas le passé, mais l'avenir. C'est pour éviter qu'il y ait d'autres victimes», a conclu le chercheur.

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