«Avec ce soutien au séparatisme kabyle, le Maroc a ouvert une boîte de Pandore. Ils ont touché un point extrêmement sensible», avertit Yahia Zoubir, professeur en relations internationales.
La tension entre le Maroc et l’Algérie, rivaux régionaux de longue date, vient de passer un nouveau palier, suite aux déclarations de l'ambassadeur du Maroc à l'Onu, Omar Hilale. Celui-ci a fait passer une note dans laquelle il affirme que «le vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l'autodétermination», durant une réunion du mouvement des Non-alignés les 13 et 14 juillet à New York.
C'est la première fois qu'un diplomate marocain exprime son soutien au séparatisme kabyle, en réaction à l'appui apporté par Alger aux indépendantistes sahraouis qui combattent le Maroc. Une ligne rouge pour Alger, franchie sur fond de tensions préexistantes concernant le Sahara occidental. Après ces commentaires de la diplomatie marocaine, Alger a indiqué qu’il rappelait son ambassadeur au Maroc et attendait du royaume «qu’il clarifie sa position définitive sur la situation d’une extrême gravité créée par les propos inadmissibles de son ambassadeur à New-York». Rabat n’a pas encore donné suite à la demande algérienne.
Inversement, Rabat accuse Alger de soutenir les indépendantistes du Front Polisario contre qui ils se battent depuis près de 50 ans. Le Maroc, qui considère ce territoire comme le sien, contrôle aujourd’hui près de 80% du Sahara occidental, une zone riche en phosphate et en ressources maritimes, notamment halieutiques. L’Onu le considère aujourd’hui comme un «territoire non autonome» en l’absence de règlement définitif. Aujourd’hui, des escarmouches sporadiques ont encore lieu aux frontières des zones contrôlées par le Front Polisario, généralement en réponse à des opérations militaires marocaines.
Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie
La question de l’unité nationale est extrêmement sensible en Algérie et dépasse très largement les clivages politiques nationaux. De tous bords, les politiques algériens ont d’ailleurs rappelé leur attachement à l’unité du pays et ont dénoncé un «appel à la sédition» de la partie marocaine.
«La Kabylie a combattu pour l’indépendance de l’Algérie. Malgré les différences et les griefs que peut avoir la Kabylie vis-à-vis d’Alger, il y a un sentiment écrasant d’appartenance nationale», ajoute-t-il.
Les commentaires du diplomate onusien interviennent alors que le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), a été placé au mois de mai dernier sur la liste des «organisations terroristes» par le Haut conseil de sécurité (HCS). Se réclamant pacifique, le mouvement s’est radicalisé politiquement en demandant en 2013 l'organisation d'un référendum d'autodétermination en Kabylie incluant comme option son indépendance. De nombreux membre du MAK ont fait l’objet d’arrestations depuis. Ils ont notamment été accusés de planifier des attentats sur le territoire algérien.
«Rabat utilise ce groupuscule du MAK à des fins géopolitiques. Ce même groupe qui a d’ailleurs annoncé qu’il n’a rien contre Israël avec qui Rabat vient de normaliser ses relations. Une position opposée à celle d’Alger, soutien de la cause palestinienne et de l’autodétermination des peuples à travers le monde», rappelle le chercheur.
Pour lui, la crainte est désormais qu’Alger envisage des formes de rétorsions, causant une escalade dont il serait difficile de voir le bout. Celle-ci pourrait très largement dépasser le simple cadre régional.
«Rabat joue un jeu dangereux car cela pourrait fracturer géopolitiquement le Maghreb. Dans le cas où les tensions augmenteraient, on pourrait voir une fracture se créer entre le Maroc et les États-Unis d’un côté, et l’Algérie, la Russie et la Chine de l’autre», prévient le spécialiste de la géopolitique du Maghreb.
L’on retrouverait ainsi «un alignement similaire à celui de la guerre Froide.» Une configuration géopolitique «qui est peu souhaitable pour la région.» Pourrait en découler une guerre par procuration avec un soutien des deux pays aux mouvements indépendantistes susmentionnés, voire pire, un conflit ouvert entre les deux puissances régionales.
Une escalade peu souhaitable pour les deux parties qui ont tous deux des problèmes internes. L’Algérie, qui traverse une crise politique d’ampleur avec le mouvement protestataire du Hirak, connaît actuellement une conjoncture économique difficile, marquée notamment par la pandémie de Covid-19. «La croissance réelle du PIB devrait, selon les estimations, avoir diminué de 5,5 % par suite des strictes mesures de confinement imposées pour limiter la propagation du Covid-19 et de la chute de la production d’hydrocarbures», prédit la Banque mondiale.
De son côté, le Maroc souffre également des conséquences de la pandémie. Le choc économique lié au virus a plongé l’économie du royaume dans une considérable récession, «la première depuis 1995», indique la Banque mondiale. La contraction du PIB réel autour de 7 % en 2020 devrait avoir pour effet «une hausse du chômage de 9,2 à 11,9%», poursuit l’institution internationale.
«Le Maroc s’est senti revigoré après la normalisation de ses relations avec Israël»
D’après Yahia Zoubir, deux facteurs majeurs expliquent une telle prise de position de la diplomatie marocaine: en 2010, Bouteflika disait qu’il n’y aurait jamais de casus belli entre l’Algérie et le Maroc. Une position qui, selon le professeur, a «ouvert la voie au Maroc pour attaquer l’Algérie sur certains sujets sans craindre de représailles».
À cela s’ajoute la récente normalisation des relations du Maroc avec Israël.
«Le Maroc s’est senti revigoré après la normalisation de ses relations avec Israël. Rabat se permet de telles prises de positions car il pense que Washington et ses alliés le soutiendront du fait de cette normalisation, en cas d’escalade», estime l’expert.
Un pari «très risqué», tant l’attachement de l’Algérie à son unité nationale est profond. D’autant que cette normalisation marocaine des relations avec Israël a créé un profond ressentiment du pouvoir à Alger.