La tension monte en Algérie à l’approche d’élections législatives contestées. Ces trois derniers vendredis, au cours des manifestations devenues habituelles du mouvement du Hirak, le nombre d’arrestations a explosé, particulièrement à Alger, mais aussi dans d’autres grandes villes du pays où elles ont été interdites.
La marche du #Hirak a été empêchée ce vendredi à #Alger. Plusieurs arrestations ont été enregistrées à Didouche Mourad comme à Bab El Oued, les deux points de départ habituels des marches de la capitale. Le dispositif policier était léger en début de matinée avant d'être renforcé pic.twitter.com/msN4pMu73v
— Yasmine Marouf-Araibi (@Yasmine_May_) May 21, 2021
Le pouvoir a justifié l’interdiction des manifestations par la récente réforme constitutionnelle. Ajouté à la Constitution lors de sa révision en 2020, l’article 52 est entré en vigueur ce 9 juin sur décret du ministère de l’Intérieur.
Révolution par le droit
Cette disposition exige des citoyens qu’ils déclarent simplement la tenue des manifestations en fournissant les informations nécessaires au maintien de l’ordre. Auparavant, les Algériens devaient demander une autorisation de manifestation. «Les libertés de réunion et de manifestations pacifiques sont garanties, elles s’exercent sur simple déclaration. La loi fixe les conditions et les modalités de leur exercice», stipule désormais la Constitution.
«Nous sommes passés du régime d’autorisation, propre aux dictatures, au régime déclaratif, propre aux démocraties», précise pour Sputnik Me Yacine Khelifi, avocat au barreau d’Alger.
Une mesure plus démocratique, mais à laquelle les manifestants du Hirak ne souscrivent paradoxalement pas, car ils ne reconnaissent pas la légitimité de la révision constitutionnelle. Pour eux, elle est purement formelle et souffre d’un déficit de légitimité. En effet, seuls 23% de la population a voté pour cette réforme.
«Donner aux citoyens la possibilité de manifester librement»
Face à cette situation, trois avocats algériens, Me Tarek Mektoub, Me Yacine Khelifi et Me Abdelkader Chohra, ont décidé de venir en aide aux manifestants malgré eux. Les juristes ont déclaré ce 20 mai 58 marches pacifiques et légales dans 58 wilayas (départements) entre le mardi 1er juin et samedi 12 juin de 14h et 17h, suivant les dispositions de la révision constitutionnelle. Des déclarations de manifestations tous azimuts visant à couvrir les manifestations qui pourraient avoir effectivement lieu.
Dans ces déclarations, dont Sputnik a pu consulter les accusés de réception, tout a été mentionné: date, horaires, lieux et même les slogans. Parmi ces derniers, «la libération de tous les détenus d’opinion», «l’instauration d’un État de droit et démocratique», «plaider pour la constitution d’un gouvernement de transition avec les femmes et les hommes de loi jusqu’en 2024», «la demande report des élections législatives prévues le 12 juin 2021», ainsi que «la réalisation de la souveraineté économique du pays».
«L’ingénierie juridique de la démarche est astucieuse», plaide au micro de Sputnik Rachid Nekkaz, homme politique et entrepreneur algérien. «Il faut le tampon de trois avocats reconnus comme tels, et vous pouvez déclarer une manifestation dans tout le pays.»
De fait, «ce vendredi, pour la première fois, les manifestants bénéficieront de la démarche qu’ont entreprise ces trois avocats. Ils seront protégés», se félicite celui qui a été l’une des têtes pensantes du projet.
«C’est surtout une question de protection du droit. Notre initiative, ce n’est pas un appel à la manifestation, mais c’est l’occasion de donner aux citoyens la possibilité de manifester librement», explique à Sputnik Me Yacine Khelifi, l’un des trois avocats à l’origine de l’initiative.
Et il n’est pas question pour lui de prendre parti:
«En ma qualité d’avocat, je ne représente ni le Hirak ni le gouvernement. Je représente la loi. Ce que l’on veut faire, c’est instaurer un état de droit en Algérie.»
«Le problème, c’est que l’opinion publique algérienne est instrumentalisée par une certaine élite qui n’a pas de culture politique ou juridique et qui lui dit de ne pas déclarer ces manifestations, car ce serait donner de la légitimité au pouvoir. Ce sont des âneries», déplore-t-il.
Rappelons en effet que des figures du Hirak comme Me Abdelghani Badi ou Me Mostefa Bouchachi refusent de déclarer les manifestations. Rachid Nekkaz considère que les manifestants réfractaires se pénalisent ainsi eux-mêmes, car le gouvernement est légalement en droit de réprimer.
«Le pouvoir connait très bien la psychologie du peuple algérien et sa fierté mal placée. Il savait très bien qu’en publiant le communiqué du 9 mai, par fierté, personne n’allait s’en saisir», explique l’homme d’affaires.
Face à cela, la stratégie est de «prendre au mot le pouvoir et déclarer les manifestations. Là, le gouvernement sera obligé de faire respecter sa Constitution, au risque de la violer.»
Fantômes de l’histoire
«On est dans un pays qui a connu 250.000 morts à cause de l’absence de dialogue avec le pouvoir. Il y a une culture de la radicalité. Personnellement, je veux protéger les gens, et cela passe par un dialogue avec le pouvoir», prévient Rachid Nekkaz.
Continuer dans le refus radical de la légitimité de l’État «réveillera de vieux démons que nous pensions endormis pour de bon», explique-t-il. Symbole des potentiels conflits qui peuvent émerger à tout moment: la tenue des élections législatives le 12 juin.
Législatives du 12 juin, pomme de discorde
Ni ce premier scrutin d’importance depuis la mise en place de la nouvelle Constitution ni ses candidats ne sont reconnus par le Hirak. Un taux de participation historiquement bas est à craindre, après les quelque 23% qui ont participé au scrutin référendaire de 2020.
Face à cela, «notre démarche consiste à protéger les citoyens pour éviter la répression policière et demander démocratiquement et légalement l’ajournement des élections législatives du 12 juin», explique notre interlocuteur.
Un premier pas espéré vers un dialogue entre les manifestants du Hirak et le pouvoir, afin d’éviter une rupture complète du contrat social algérien, dont l’issue serait une nouvelle plongée dans la violence.