Il y a encore quelques semaines, le ciel des relations entre le Maroc et l’Espagne semblait complètement dégagé. Pas plus loin que le 23 février dernier, le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, s’entretenait par visioconférence avec son homologue espagnole, Arancha Gonzalez Laya. Les deux diplomates se félicitaient alors des «excellentes relations profondes et stratégiques entre leurs deux pays» et convenaient même de renforcer la coopération sectorielle. L’enthousiasme était tel que les deux ministres sont allés jusqu’à réveiller le serpent de mer qu’est le projet herculéen d’un tunnel censé relier le royaume chérifien à la péninsule ibérique via le détroit de Gibraltar.
⭕️Le ministre des Affaires Étrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains Résidant à l’Étranger, M. Nasser Bourita, a eu aujourd'hui un entretien par visioconférence avec son homologue espagnole, Mme @AranchaGlezLaya
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Tout allait donc pour le mieux entre Madrid et Rabat jusqu’à ce que le ciel s’assombrisse fin avril 2021 et qu’une violente tempête diplomatique éclate. Tout d’un coup, le ton a complètement changé du côté marocain. «Avec des partenaires, on ne manœuvre pas derrière le dos sur une question fondamentale pour le Maroc», a martelé le chef de la diplomatie marocaine dans une interview accordée à l’agence de presse espagnole EFE, publié samedi 1er mai. «Nous allons voir si la réalité et la sincérité de notre relation ne sont pas juste des slogans», a même ajouté Nasser Bourita, furieux, avant de s’interroger: «L’Espagne souhaite-t-elle sacrifier sa relation bilatérale avec le Maroc?».
«Régulièrement, des tensions surgissent entre les deux pays sur différents sujets. Mais depuis les événements de 2002 lorsqu’il a été question de la souveraineté de l’îlot Leïla (pour les Marocain), Persil (pour les Espagnols), un différend qui avait engendré une situation explosive du temps du gouvernement de José Maria Aznar, il n’y a pas eu de brouille diplomatique aussi grave entre Madrid et Rabat. Du moins, jusqu’à aujourd’hui avec l’éclatement de cette affaire abracadabrante de Brahim Ghali».
Un patient très encombrant
L’orage a éclaté entre Rabat et Madrid le 21 avril quand un homme de 73 ans, de nationalité algérienne qui se fait appeler Mohamed Ben Battouche, a été admis d’urgence en soins intensifs à l’hôpital de San Pedro à Logrono, une ville du nord-est de l’Espagne. Jusqu’ici rien de bien étonnant. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un patient lambda, mais d’«un grand ennemi du Maroc» entré en Espagne sous une fausse identité. Le vrai nom du malade est Brahim Ghali, qui n’est autre que le chef de file du Front Polisario, mouvement politico-militaire soutenu par l’Algérie et qui demande l'indépendance du Sahara occidental, territoire que Rabat considère marocain depuis la nuit des temps.
La vraie identité a été révélée, le 22 avril, par Jeune Afrique. Selon ce magazine, le leader du Polisario aurait contracté le nouveau coronavirus et souffrirait de graves complications respiratoires. Il serait arrivé, en urgence, sur le sol espagnol accompagné d’une équipe de médecins algériens «à bord d’un avion médicalisé affrété par la présidence algérienne». Il aurait reçu, au préalable, l’assurance «de ne pas être poursuivi par la justice», selon la même source.
Rapidement, cette information a fait le tour des médias et réseaux sociaux à travers le Maroc. Le hashtag #Spain_protect_criminal (l’Espagne protège un criminel, en anglais) a envahi la Toile. Scandalisés, des internautes marocains ont multiplié les publications réclamant l’arrestation de Brahim Ghali en raison des poursuites judiciaires dont il fait l’objet.
Depuis 2006, le chef du Polisario est poursuivi en Espagne par l’Audience nationale, la plus haute instance pénale du pays, pour «délit de génocide» et «crimes de guerre» suite à une plainte déposée par trois Sahraouis. Tous sont d’anciens membres du Polisario ayant vécu dans les camps de réfugiés de Tindouf, en Algérie. Il est également poursuivi pour «viol» par la jeune sahraouie Khadijatou Mahmoud. Brahim Ghali avait d’ailleurs été convoqué par un juge espagnol en novembre 2016 pour répondre à ces accusations, mais il ne s'est jamais présenté à la barre.
Coup de gueule diplomatique
Le 25 avril, Nasser Bourita est revenu à la charge, exprimant, dans un communiqué officiel qui sonne comme une réplique à Arancha Gonzalez Laya, la «déception» du Maroc face à un acte «contraire à l’esprit de partenariat et de bon voisinage». La diplomatie marocaine a également annoncé la convocation, le jour même, de l’ambassadeur d’Espagne à Rabat, Ricardo Diez-Hochleitner Rodriguez, au ministère des Affaires étrangères afin qu’il réponde à un certain nombre d’interrogations «sur l’attitude de son gouvernement». Des questions pour lesquelles Rabat affirme toujours attendre «des réponses satisfaisantes et convaincantes», même après l’audition du diplomate espagnol.
Le Maroc déplore l’attitude de l’Espagne et exprime sa déception devant un acte contraire à l’esprit de partenariat et de bon voisinage.
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Alors qu’en Espagne on cherche à dédramatiser la situation, au Maroc on continue de demander des explications «convaincantes» avec persistance.
Rabat estime que son voisin ibérique aurait dû le consulter quant à l’accueil de Brahim Ghali, comme l’a déclaré expressément Nasser Bourita dans son interview avec EFE, samedi 1er mai. «Pourquoi les autorités espagnoles ont-elles estimé que le Maroc ne devait pas être informé? Pourquoi ont-elles préféré coordonner avec les adversaires du Maroc?», a lancé le ministre marocain.
Commentant la réaction marocaine, l'universitaire Mohammed Zakaria Abouddahab souligne un durcissement de ton stratégique avec comme clé de voûte la question sempiternelle du Sahara.
«Depuis la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara sous l’administration Trump et qui semble se confirmer sous Biden, la stratégie marocaine concernant la défense de son intégrité territoriale a évolué. On l’a vu avec l’Allemagne récemment qui d’ailleurs a refusé d’accueillir Brahim Ghali pour ne pas aggraver la crise avec le Maroc et on l’a vu aussi il y a quelques années avec la MINURSO [Mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental] ou encore avec l’Iran… En plus, Rabat a été très clair en exprimant dernièrement le souhait que les Européens s’alignent sur la décision américaine de reconnaître la souveraineté du Maroc au Sahara, ou tout au moins de soutenir le plan d’autonomie marocain comme le fait la France. Par cette précision, l’ancienne puissance coloniale qu’est l’Espagne est la première visée», analyse ce professeur marocain de Droit public et de Sciences politiques à l’université Mohammed V de Rabat en répondant aux questions de Sputnik.
Et Abouddahab, qui est aussi chercheur-associé à l’Institut royal des études stratégiques, spécialiste du dossier du Sahara, d’ajouter: «le report sine die de la réunion de haut niveau Maroc-Espagne en décembre dernier, au lendemain de la décision historique de Trump est une indication de plus que le Maroc s’est engagé dans une diplomatie plus affirmée».
L’embarras de Madrid
Avec l’Espagne, le Maroc a toujours eu des relations en dents de scie à cause de la question épineuse du Sahara, rappelle Mohamed Badine El Yattioui. Cet expert affirme que le gouvernement espagnol est plus que jamais embarrassé par l’offensive marocaine sur ce dossier très sensible.
«Le regain de tensions entre les deux pays est lié évidemment à l’hospitalisation de Brahim Ghali, mais pas que. L’Espagne a accueilli assez froidement la décision américaine de reconnaître la marocanité du Sahara. Cette inflexion place Madrid dans une situation assez délicate. L’Espagne est tiraillée entre, d’un côté, les socialistes qui appuient depuis longtemps, mais en secret, la solution au conflit prônée par Rabat. De l’autre, l’opinion publique espagnole qui sympathise toujours avec le Front Polisario, avec au premier plan le parti d'extrême gauche Podemos qui continue de lui apporter publiquement son soutien», décrypte ce spécialiste marocain des relations internationales.
«Le gouvernement de Pedro Sanchez a fini par céder à la pression de cette partie de la société espagnole qui représente pour lui une base électorale importante à ne pas négliger», étaie l’expert marocain.
Reste à savoir si le Maroc va actionner des mesures de rétorsion contre Madrid suite à ce qu'il considère comme un «acte inamical».
Réveil des vieux démons
Interrogés sur cette éventualité, les interlocuteurs de Sputnik s’accordent à répondre par l’affirmative.
«Le pouvoir espagnol craint que le Maroc ne passe à la vitesse supérieure et déclenche une grosse crise migratoire comme il l’avait déjà fait durant l’été 2014, ou qu’il coupe la coopération antiterroriste. Conscient de ces points faibles, Rabat jouera sans doute cette carte. S’il n’y a pas de poursuite en Espagne claire et concrète contre Brahim Ghali, je ne vois pas ce qui pourrait calmer le Maroc après ce qu’il perçoit comme un affront», explique Mohamed El Yattioui.
Même son de cloche du côté de Zakaria Abouddahab qui prédit un réveil des vieux démons: «la fermeture des frontières entre le royaume et les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, deux présides que l’État marocain n’a jamais cessé de revendiquer, la délimitation de l’espace maritime en mer Atlantique… Autant de cartes dont Rabat pourrait user pour enfoncer le clou».
Cette crise pourrait même avoir raison de la prochaine réunion de haut niveau entre le Maroc et l’Espagne dont les préparatifs avaient commencé quelques jours avant l’éclatement de l’affaire Brahim Ghali, soutiennent les deux politologues contactés par Sputnik.
Ce mardi, le même juge a décidé de reporter à vendredi 7 mai l’audition de Brahim Ghali pour pouvoir «vérifier» l’identité du secrétaire général du Front Polisario.
Va-t-il se présenter? Une chose est sûre, «les jours qui viennent promettent d’être décisifs dans ce feuilleton qui pourrait révéler de nouvelles surprises», conclut le spécialiste en relations internationales Zakaria Abouddahab.