«America first!» L’Amérique d’abord, ce slogan que criait à hue et à dia Donald Trump lors de sa campagne en 2016, il l’aura donc appliqué à sa politique étrangère tout au long de son mandat. En particulier avec les pays du Maghreb. Durant ses quatre années d’exercice du pouvoir qui devraient s’achever officiellement le 20 janvier prochain, le Président américain ne s’est jamais rendu dans la région. Il n’a même jamais mentionné le Maroc, l’Algérie, la Tunisie ou la Mauritanie dans un discours ou une interview. Seule la Libye a été évoquée dans l’une de ses déclarations sur la crise politique dans ce pays.
Avec un Donald Trump imprévisible, les pays de cette région étaient cantonnés dans un angle mort du viseur du 45e Président des États-Unis, la diplomatie trumpiste étant nettement hostile au multilatéralisme et à la coopération internationale. À l’opposé, le démocrate Joe Biden a promis de restaurer le leadership américain et de réaffirmer l’attachement des États-Unis au multilatéralisme. Ses ambitions sont claires dans ce sens.
«Je leur ai dit [à six dirigeants mondiaux lors d’appels téléphoniques, ndlr] que l’Amérique était de retour sur la scène internationale. Leur réponse a été très enthousiaste [...] donc j’ai confiance, nous allons réussir à restaurer le respect dont l’Amérique jouissait auparavant», avait affirmé le Président élu de 77 ans lors d’un point de presse organisé mardi 10 novembre.
Interrogé sur la question, Yahia Zoubir, directeur de recherche en géopolitique à la Kedge Business School (Marseille, France), chercheur-résident au Brookings Doha Center (Qatar) et auteur de plusieurs études sur les relations maghrebo-américaines, explique au micro de Sputnik qu’il ne faut pas «exagérer la portée de l’inflexion de la politique américaine».
Changements dans la continuité
Selon lui, Joe Biden n’inversera pas le cours de la relation avec le Maghreb. L’expert estime que la région n’est «pas prioritaire» pour les États-Unis et que les intérêts du pays de l’Oncle Sam ne varient pas d’une seule élection à l’autre.
«Il y aura certainement un changement de style, des évolutions de ton. Le discours de Biden sera forcément plus châtié, plus diplomatique avec le Maghreb. Mais même s’il met un peu de multilatéralisme dans sa politique étrangère, l’ancien vice-Président d’Obama ne risque pas d’aller à l’encontre de la tradition américaine qui sacralise la défense des intérêts nationaux», souligne le chercheur algérien.
Même pronostic du côté de Sarah Yerkes. Membre de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, cette spécialiste américaine du Maghreb approchée par Sputnik ne voit pas venir de changements fondamentaux sous le mandat de Biden. Pour elle, il y aura tout juste plus de nuances dans la gestion des dossiers régionaux par voie diplomatique et par le dialogue.
Guerre d’influence
Même s’il ne saurait y avoir de changement que dans la continuité, le Démocrate a un curriculum vitae riche qui le démarque clairement de Donald Trump, relève Yahia Zoubir. Fort de ses 40 ans d’expérience au sein des institutions de Washington, Joe Biden connaît déjà bien le Maghreb. «Il était vice-Président lors du déclenchement des révoltes du Printemps arabe de 2010-2011, ce qui lui a valu des voyages et missions au Maroc (en 2014) et en Tunisie (en 2015). D’où sa réputation d’expert de la région», rappelle le géopolitologue. C’est cette expérience qui pourrait le pousser, selon notre interlocuteur, à rebattre les cartes politiques dans la zone en étant plus actif que son prédécesseur.
Une éventualité que n’écarte pas la chercheuse américaine de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, en réponse aux questions de Sputnik. Pour elle, l’administration Biden pourrait changer d’interlocuteurs privilégiés:
«Joe Biden est plus susceptible de travailler avec les acteurs maghrébins de la société civile et les partisans de la démocratie de la région. Son but serait de répandre davantage l’influence américaine dans les pays du Maghreb», détaille-t-elle.
Sur le plan économique, le nouveau locataire de la Maison-Blanche ne risque pas là non plus de trop faire bouger les lignes. «La raison est simple: les pays maghrébins ne sont pas les champs de prédilection des acteurs économiques américains, en l’absence d’un marché intégré maghrébin», analyse Yahia Zoubir.
«Growth first!»
«La croissance d’abord.» L’administration Biden ne va pas non plus révolutionner l’approche économique américaine marquée par la quête de la croissance à tout prix. Il sera lui aussi obligé de défendre les intérêts des entreprises nationales, mais il le fera de façon plus apaisée.
«Dans tous ces dossiers, l’administration Biden pourra poursuivre le travail démarré par Barack Obama qui n’a pas évolué sous l’administration Trump», conclut-il.
Sur ce point, Sarah Yerkes va plus loin en avançant la possibilité pour l’administration Biden de mettre en place un accord de libre-échange entre les États-Unis et la Tunisie. «Le Sénat appuie déjà une telle entente, ce qui pourrait accélérer le processus», signale-t-elle.
Quid des dossiers brûlants?
Face à l’autoritarisme et aux violations des droits de l’Homme, l’élu démocrate est un peu plus regardant que son futur prédécesseur républicain.
«La présidence Biden va plutôt travailler plus étroitement avec les alliés et partenaires américains en Europe et avec des organisations multilatérales pour tenter de dénouer la crise libyenne ou l’inextricable conflit du Sahara, par exemple», conclut Yerkes.
Yahia Zoubir abonde dans le même sens en décortiquant les enjeux des conflits maghrébins pour le pays de l’Oncle Sam.
Pour la Libye, «Joe Biden s’était opposé à l’intervention militaire de 2011 et n’accordera donc pas de priorité à ce pays, sauf s’il y a une menace sécuritaire due à une réémergence de Daech*», soutient le spécialiste.Cependant, «il se peut que le retour au multilatéralisme que prône Joe Biden signifie que les États-Unis fournissent un appui diplomatique pour la résolution du conflit, surtout si les Européens arrivent à se regrouper autour d’une politique cohérente à l’égard de la Libye. Si c’est le cas, les Américains pourraient apporter une aide accrue, notamment face au rôle grandissant que jouent la Russie et la Turquie dans la région», poursuit-il.
«Le Président élu se focalisera davantage sur des négociations de paix entre les Israéliens et les Palestiniens», prédit-il.
* Middle East and North Africa
** Organisation terroriste interdite en Russie