Agriculture: comment le Maroc veut faire émerger une classe moyenne rurale

© AFP 2023 FADEL SENNADes femmes ramassent des fraises dans la province de Kenitra, Maroc
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Face aux difficultés que connaît son royaume à cause de la pandémie Covid-19, le roi du Maroc mise sur l’agriculture pour relancer la machine économique du pays. Mohammed VI veut même faire émerger une classe moyenne rurale. Un «pari risqué» qu’analysent des experts marocains pour Sputnik.

Dans son dernier discours prononcé à l’occasion de la rentrée parlementaire automnale vendredi 9 octobre dernier, le roi du Maroc a de nouveau insisté sur le développement agricole comme principal levier de la relance économique du royaume. À cette occasion, Mohamed VI a appelé à l’accélération de la mise en œuvre de la nouvelle stratégie agricole qu’il a déjà nommée dans un précédent discours «Génération Green 2020-2030» (Génération verte).

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Encore plus ambitieuse que le «Plan Maroc Vert 2008-2019» auquel elle succède, ce programme a pour principal objectif l’émergence d’une classe moyenne agricole. Celle-ci représenterait un facteur d’équilibre socio-économique dans le royaume chérifien.

«Nous tenons à souligner l’importance qui doit être accordée à l’agriculture et au développement rural dans la dynamique de relance économique. Dans le contexte actuel, il convient de soutenir la résilience de ce secteur clé et d’accélérer la mise en œuvre de tous les projets agricoles», a assuré le souverain dans son dernier discours prononcé par visioconférence, début octobre, depuis son palais à Rabat.

Changement de paradigmes

Cette insistance du roi Mohamed VI traduit un changement de paradigme. Le Maroc semblait jusqu’ici se focaliser principalement sur l’industrialisation, surtout après le succès rencontré dans le domaine de l’automobile, classé aujourd’hui premier secteur exportateur du pays devant l’agro-industrie et les phosphates. Or, en cette période de crise pandémique que traverse le Maroc comme les autres pays du monde, c’est l’agriculture et non pas l’industrie qui semble avoir été érigée en locomotive de la relance économique dans le pays.

Analysant ce revirement, Mohamed Taher Sraïri, enseignant-chercheur marocain et directeur de la filière de formation en agronomie à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat, estime ce pari «très risqué» au micro de Sputnik:

«D’abord, la croissance agricole est trop aléatoire, variant au gré des caprices du climat. Et puis, il faut s’en convaincre définitivement: le Maroc est un pays aride à semi-aride qui connaît encore cette année une sécheresse aiguë. Les pressions sur le foncier et l’eau ayant atteint des limites insoutenables, l’agriculture ne peut en aucun cas être la première des priorités [...]. Ces considérations impliquent qu’il y a un juste équilibre à trouver entre l’agriculture, les industries et les services, selon les ressources effectives dont dispose le pays, ses atouts démographiques et ses stratégies futures. Il n’empêche, conserver une agriculture performante est une condition sine qua non de la souveraineté alimentaire du royaume.»

C’est justement pour conserver une agriculture performante que «Génération Green 2020-2030» a été lancée le 13 février 2020 dernier. Cette stratégie devrait permettre au secteur primaire d’être plus performant à travers le royaume

Si actuellement l’agriculture contribue à hauteur de 13% au produit intérieur brut (PIB), le but affiché est de doubler ce taux. Il est aussi question de quintupler les exportations agricoles pour atteindre 250 milliards de dirhams (environ 23,2 milliards d'euros) d’ici à dix ans.

Capitaliser sur l’humain

Pour Rachid Benali, premier vice-président de la Confédération marocaine de l'agriculture et du développement rural (Comader) –une organisation regroupant l’ensemble des branches de production agricole du pays–, la grande nouveauté de la stratégie «Génération Green 2020-2030» est qu’elle devra permettre la création d’une nouvelle génération de classe moyenne agricole. Le Haut-commissariat au plan (HCP), l’institution chargée des statistiques officielles du pays, situe le revenu mensuel de cette catégorie sociale rurale à 3.800 dirhams (351 euros).

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Se référant aux projections du ministère de l’Agriculture marocain, le premier vice-président de la Comader affirme à Sputnik que l’ascenseur social ainsi actionné permettra d’élever le niveau de vie de 350.000 à 400.000 ménages et de pérenniser les revenus de 690.000 autres foyers qui appartiennent déjà à la classe moyenne rurale. Les jeunes sont la cible privilégiée de la stratégie royale. Les prévisions officielles tablent sur la stimulation de l’entrepreneuriat agricole avec 180.000 fondateurs qui lancent dans les champs des sociétés devant créer de l’emploi pour près de 350.000 autres personnes.

L’ambition est donc grande. Pour la concrétiser, le département ministériel dirigé par Aziz Akhannouch a été appelé par le roi à mobiliser un million d’hectares de terres collectives au profit des investisseurs et des ayants droit. Il devra aussi élargir l'assurance agricole pour la couverture de 2,5 millions d'hectares.

«Nous, les agriculteurs, nous pensons que cette nouvelle stratégie répondra à nos attentes. Maintenant, chaque acteur doit assumer ses responsabilités pour réussir ce grand pari. Un fort partenariat du public et du privé sera notamment nécessaire pour atteindre les objectifs fixés, chose qui n’est pas évidente. La concrétisation de ce projet prendra du temps en raison de la complexité des opérations et du nombre important d’intervenants», souligne Rachid Benali.

Le roi Mohamed VI a été le premier à insister sur l’importance de cette collaboration public-privé pour relever ce nouveau défi. «Le volume des investissements attendus dans le cadre de ce projet est estimé à environ 38 milliards de dirhams (plus de 3 milliards d’euros) à moyen terme. Pour cela, il convient de renforcer la coordination et la collaboration entre les secteurs concernés et de mettre en place un environnement incitatif», a souligné le souverain du Maroc dans son dernier discours.

Goulets d'étranglement

Mohamed Taher Sraïri estime que ce mégaprojet lancé par le roi du Maroc est semé d’embûches. «Pour le réussir, il va falloir une volonté politique déterminée qui prenne en compte les spécificités de chaque situation locale et qui s’assure de l’adhésion de toutes les parties concernées», argumente-t-il. Il évoque aussi d’autres obstacles qui lui semblent difficiles à surmonter:

«En plus du stress hydrique, la question des statuts fonciers est un des goulets d’étranglement majeurs de ces ambitions agricoles. À cause de la spéculation, la pression sur la terre est telle que les prix ont atteint des niveaux démesurés. Pour ce qui est des terres collectives [terrains que l’on souhaite mobiliser pour concrétiser ce nouveau plan d’action agricole, ndlr], leur nature est des plus complexes au vu de la multiplicité des exploitants et de la divergence de leurs intérêts. Mais comme la réserve foncière facilement mobilisable, domaine privé de l’État, terres privées de statut "melk" [propriété, ndlr) s’est réduite, il n’y a pas d’alternative et le recours aux terres collectives s’est imposé de lui-même.»

«Il est indéniable que le chantier "Génération Green 2020-2030" est vaste et surtout compliqué», s’accordent à dire les interlocuteurs interrogés par Sputnik. Taher Sraïri et Rachid Benali rappellent aussi que le lancement de cette nouvelle stratégie a quasiment coïncidé avec l’apparition de la pandémie Covid-19 au Maroc (fin février-début mars 2020).

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«Vu les effets dévastateurs de la pandémie sur l’économie du pays (une récession attendue de plus de 6% du PIB, la première du genre depuis 1995), il sera difficile de traduire ces réformes en mesures concrètes dans les délais fixés», prévient Sraïri.

Même son de cloche du côté de Rachid Benali. Ce spécialiste du secteur agricole relève le retard déjà enregistré, à cause du Covid-19, dans la déclinaison de la stratégie au niveau des régions et des filières de production. Toutefois, il confie à Sputnik que malgré la crise sanitaire, «la Comader et le ministère de l’Agriculture tiennent fréquemment des réunions sur la généralisation du régime de la protection sociale à tous les agriculteurs». La classe moyenne rurale attendra.

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