«Une normalisation des relations représente une bouée de sauvetage pour Israël, un appui à pérenniser son occupation, une récompense pour ses crimes et un encouragement à les perpétrer». Ce lourd réquisitoire a été prononcé par la figure religieuse marocaine Ahmed Raissouni, dimanche 30 juillet. Dans une interview accordée au média algérien Echourouk, le président de l’union internationale des oulémas musulmans (UIOM) –une organisation proche des Frères musulmans* basée au Qatar–, s’est livré à une virulente diatribe contre l’établissement de relations entre les pays arabo-musulmans et Israël.
«L’interdiction de ce rapprochement n’est en réalité qu’une interdiction de l’injustice, du viol, de l’occupation et des divers crimes que les sionistes ont commis et continuent de commettre depuis quatre-vingts ans. Cela relève de l’incontestable charia et c’est aussi une position politique juste et équitable», soutient à Echourouk l’ancien président et cofondateur du Mouvement unicité et réforme (MUR), aile idéologique du Parti justice et développement (PJD), formation politique actuellement au pouvoir au Maroc.
Lignes rouges
La «fatwa politique» du cheikh Raissouni vient appuyer la position traditionnelle du «parti de la lampe» (le PJD, ainsi appelé en raison de son emblème) qui colle à celle l’union internationale des oulémas musulmans. Les deux s’opposent frontalement à tout accord de paix avec l’État hébreu. L’actuel chef du gouvernement marocain est l’autre cofondateur du Mouvement unicité et réforme Saâd Eddine El Othmani qui a, lui aussi, exprimé récemment son rejet catégorique de «toute normalisation avec l’entité sioniste». Sans nommer les Émirats arabes unis, El Othmani, réputé proche du Qatar, même s’il s’en est défendu à plusieurs reprises, a d’ailleurs jugé «toutes concessions en cours inacceptables» lors de la séance inaugurale du 16e forum de la jeunesse de son parti, tenue dimanche 23 août dernier.
La position partagée des deux hommes rejoint celle de l’Autorité palestinienne qu’ils soutiennent. Celle-ci a, sans surprise, dénoncé l’accord conclu entre Israël et les Émirats arabes unis le 13 août dernier en le décrivant comme une «trahison de la cause palestinienne».
«Le roi, le gouvernement et le peuple marocains rejettent toute opération de judaïsation des lieux saints à Al Quods. Ce sont là des lignes rouges à ne pas franchir», avait martelé El Othmani.
Les déclarations antinormalisation des deux islamistes marocains, influents, interviennent alors que Jared Kushner, conseiller spécial du Président américain, devrait se rendre au Maroc. Sa probable visite s’inscrit dans le cadre d’une tournée dans plusieurs pays arabes selon l’Associated Press. Le but du gendre de Donald Trump serait de tirer profit de l’élan de l’accord de paix pour pousser au rétablissement des relations diplomatiques maroco-israéliennes. Certains médias américains et israéliens citent d’ailleurs le Maroc comme potentiel candidat à une normalisation.
«Chaque État se positionne dans un créneau. Aujourd’hui, dans le monde arabo-musulman, il y a le courant antinormalisation qui reste dominant avec, comme principal visage, l’Iran. Il y a aussi l’adhésion à la normalisation, à différents degrés mais qui demeure très faible avec les Émirats et l’Arabie saoudite. Et il y a la neutralité, qui est une position en soi. C’est cette dernière option que le Maroc adopte depuis longtemps. Mais le risque qui réside dans cette neutralité est l’ambiguïté qui l’entoure et qui laisse un vide. Des acteurs meublent donc ce vide en exprimant leurs positions personnelles», explique le spécialiste en islam politique.
Pour lui, la prise de position du cheikh Raissouni était attendue. «Ahmed Raissouni est dans son rôle, il devait se prononcer sur la question de la normalisation en tant qu’autorité savante, vu la dimension religieuse du sujet», affirme l’auteur de l’ouvrage Le cheikh et le calife. Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc (ENS Éditions, 2011).
Une dimension que Youssef Belal sait fortement instrumentalisée par les muftis de tous bords qui sont loin d’avoir l’exclusivité et la primeur dans la défense de la cause palestinienne. Dans les pays arabes, comme ailleurs dans le monde, des militants de gauche revendiquent, depuis bien longtemps, ce combat qu’ils ont contribué à porter sur les fonts baptismaux.
Fatwa et géopolitique
Dans les fatwas qui tentent d’instrumentaliser la question palestinienne, la dimension géopolitique n’est jamais très loin.
«Parallèlement aux négociations entre États, fatwas et contre-fatwas pleuvent sur la question de la normalisation des relations avec Israël. Ce ne sont là que des instruments symboliques certes, mais qui relèvent de la compétition et de la rivalité géopolitique. Ces avis religieux sont émis par des prédicateurs qui sont divisés en deux clans. Les pro et les antinormalisation. Les premiers sont plus proches des Émirats et de l’Arabie saoudite alors que les seconds sont plutôt proches du Qatar et de la Turquie», analyse le politologue marocain.
«Il faut donc remettre la sortie médiatique de Raissouni dans son contexte pour en comprendre les enjeux. Du fait de sa position au sein de l’UIOM, il est naturellement plus proche du Qatar et des Frères musulmans. L’avis religieux qu’il vient d’émettre intervient au moment où les tensions entre le Qatar et les Émirats sont encore vives. Il faut aussi savoir que depuis 2014, Raissouni figure sur la liste noire des terroristes établie par les Émirats arabes unis. Ce sont autant d’éléments qui expliquent la position du Conseil des Oulémas et de son président», détaille Youssef Belal qui insiste sur le caractère allégorique de l’avis émis par Ahmed Raissouni.
Guerre des fatwas
Depuis la signature de l’accord de paix entre Israël et les Émirats arabes unis, le flux de fatwas et contre-fatwas est incessant. Dans leur sillage, le cheikh Mohammed Hussein, grand mufti de Jérusalem, a même considéré mardi 18 août que les ressortissants des Émirats n’ont désormais plus le droit de venir prier dans la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem en rappelant une fatwa de 2012.
Si Raissouni campe sur ses positions, Saâd Eddine El Othmani, lui, a dû vite se rattraper. Au site d’information marocain le360, il a déclaré: «J’ai parlé dimanche sur ce sujet […] en ma qualité de chef du Parti justice et développement (PJD) et non pas en tant que chef du gouvernement. J’ai en outre confirmé la position du parti en réponse à une question d’un journaliste qui m’a interrogé au sujet d’une éventuelle visite d’un responsable américain au Maroc.» Ce rétropédalage d’El Othmani témoigne de la sensibilité du sujet au Maroc. Surtout que la haute diplomatie est réservée au roi Mohammed VI.
Le dilemme marocain
Interrogé par Sputnik sur le sujet, Samir Bennis, spécialiste de la diplomatie marocaine, tient à rappeler que «depuis le début, le roi a réaffirmé tacitement son désintérêt par rapport à la normalisation des relations avec Israël».
«En tant que commandeur des croyants et chef du Comité Al Quods (Jérusalem en arabe), organisation de la conférence islamique (OCI) créée en 1975 qui vise précisément à défendre la cause palestinienne, le roi n’a pas besoin d’un avis, même religieux, pour réitérer sa position de principe sur la cause palestinienne et son soutien au peuple palestinien», affirme l’ancien conseiller politique auprès de l’ONU.
Pour Samir Bennis, c’est clair: «Tant que les Israéliens n’auront montré aucune volonté de respecter le droit international et les dispositions de toutes les résolutions du Conseil de sécurité sur le droit inaliénable des Palestiniens de créer leur état indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale, une normalisation des relations entre le Maroc et Israël ne sera pas à l’ordre du jour.» L’expert marocain estime que tous les décideurs du royaume sont conscients de l’attachement émotionnel et religieux des Marocains à la Palestine et ils en tiennent compte.
«Il faut garder à l’esprit que les Marocains ne sont pas comme les Émiratis ou le reste des pays du Golfe. Au Maroc il y a une opinion publique assez politisée, très opposée à toute normalisation des relations avec Israël. L’État tient donc compte de cette opinion publique nationale. Il ne peut aller à l’encontre du sentiment général qui est unanime et soutient la Palestine», argumente l’actuel conseiller politique à Washington DC, Samir Bennis.
Ce point de vue est confirmé par une pétition contre la visite de l’officiel américain Jared Kushner qui circule ces jours-ci sur la Toile marocaine. Parmi ses signataires figurent les associations de soutien à la lutte du peuple palestinien, le Mouvement unicité et réforme (MUR), l’Instance marocaine de soutien aux causes de la Oumma (proche d’Al Adl wal Ihssane), le Forum Al Karama (proche du PJD), les partis de la Fédération de gauche démocratique, le Syndicat national de la presse marocaine (SNPM), la Confédération démocratique du travail (CDT) et l’Union marocaine du travail (UMT), entre autres.
Intitulée «La Palestine n’est ni à vendre ni à troquer», cette pétition déclare la présence du conseiller spécial du Président Donald Trump «inacceptable sur le territoire marocain». Une proclamation aussi catégorique que celle d’Ahmed Raissouni.
*Organisation terroriste interdite en Russie.