Le 6 août dernier, Alassane Ouattara a profité de son discours annuel, prononcé la veille de la fête de l’indépendance, pour faire savoir au peuple ivoirien que sa décision était prise, «par devoir citoyen» «pour l’amour de son pays» pour maintenir «la paix, la sécurité nationale et sous-régionale», il se «sacrifiait» et se portait candidat pour un troisième mandat.
«La voie la plus courte pour l'avenir est toujours celle qui passe par l'approfondissement du passé.» Aimé Césaire
Les jours qui ont suivi cette annonce, des manifestations sporadiques ont lieu un peu partout dans le pays, mais c’est surtout sur les réseaux sociaux que les invectives ont fusé. La révolte restait alors virtuelle.
Jeudi 13 août, la situation a basculé. À l’appel de tous les partis d’opposition qui protestaient contre un troisième mandat, qu’ils jugent anticonstitutionnel, les manifestants sont sortis dans les rues d’Abidjan et dans les communes de l’intérieur du pays. C’est à Daoukro, dans le fief de l’ancien Président Henri Konan Bédié, candidat à l’élection du 31 octobre 2020, que les émeutes ont été les plus violentes. Au moins trois morts sont à dénombrer et plusieurs maisons incendiées. La situation était également très tendue à Gagnoa, terre de l’ancien Président Laurent Gbagbo, et à Bonoua où un jeune homme de 18 ans est décédé. Dans cette même ville, le commissariat de police a été brûlé et son commissaire violemment molesté.
Sourd aux pressions multiples et variées
Tout le monde -les Ivoiriens, les chancelleries, les chercheurs et journalistes- savait qu’Alassane Ouattara ne devait pas revenir sur sa promesse de ne pas effectuer de troisième mandat, même s’il était difficile de prévoir quand et comment la situation risquait de dégénérer. Emmanuel Macron, si prompt à donner des leçons à toute la planète -Liban, Biélorussie, pour ne citer que ces derniers exemples- ne s’est pas encore exprimé sur la nouvelle donne ivoirienne. Il faut reconnaître que Paris est dans une situation compliquée: comment expliquer que le «démocrate» installé par les militaires français en avril 2011 ne veut plus partir? Pour autant, selon un diplomate africain, l’Élysée et le Quai d’Orsay ne sont pas restés inactifs. À plusieurs reprises, ils ont essayé de dissuader Alassane Ouattara de s’engager dans cette voie risquée.
Les États-Unis ne sont pas dans une situation plus confortable. Ils se sont dépensés pour que le Président ivoirien s’asseye dans le fauteuil du palais présidentiel et pourtant, ils ont eux aussi plaidé en coulisses contre ce quinquennat de trop. En 2019, en visite dans la capitale ivoirienne, le sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, David Hale, avait déjà, d’une manière très diplomatique, passé le message au Président ivoirien.
Chinois, microbes, dozos, contre marcheurs
Si tous ceux qui ont contribué à installer Alassane Ouattara à son poste en avril 2011 n’ont aucun moyen de le faire changer d’avis, que peut faire l’opposition ivoirienne? Au passage, c’est assez remarquable et cela ne manque pas de piment de voir les ennemis d’hier -le PDCI d’Henri Bédié et le GPS de Guillaume Soro- marcher côte à côte avec le FPI de Laurent Gbagbo. À l’unisson avec pour slogan «Ouattara dégage».
Après avoir beaucoup revendiqué et rien obtenu, les opposants n’ont donc d’autre choix que de jouer la rue pour arracher des concessions à Alassane Ouattara. Pour l’instant, bien que des manifestations aient lieu aussi à Abidjan, la stratégie semble consister à privilégier les villes de l’intérieur du pays, là où les forces de défense et de sécurité sont les moins nombreuses et où la répression sera moins importante. Cela a aussi l’avantage de disperser l’effort de maintien de l’ordre en divers endroits du territoire.
Afin d’étouffer la révolte dans l’œuf, la tactique consiste donc à utiliser des supplétifs, les «microbes», des enfants dits en conflit avec la loi. Ces mineurs constituent une véritable milice qui terrorise les manifestants en fonçant sur eux armés de machettes, comme cela s’est produit jeudi 13 août dans le quartier de Yopougon. Le pouvoir peut aussi compter sur les «Chinois», ces fans de DJ Arafat, le chanteur décédé l’année dernière, dont Hamed Bakayoko est le parrain officiel, et sur les «Dozos», ces chasseurs traditionnels qui ont déjà œuvré lors de la guerre de 2011. Le Premier ministre joue gros, s’il gagne cette manche, il se renforcera politiquement au sein de son parti, le RDR, et fera avancer son agenda personnel.
Mais ces stratégies d’oppositions frontales dans la rue ne sont pas sans risque. Si la CPI fait peur, elle a tellement mal travaillé, si peu enquêté, qu’aucun auteur des atrocités de 2011 n’a pu être identifié, aucune affaire élucidée. Après huit ans de procès, les coupables de la tuerie des femmes d’Abobo, le 3 mars 2011, ne sont toujours pas connus. Cela laisse donc le champ libre à tous les coups tordus, les manœuvres, les «false flags». Par exemple, à cette heure, personne n’est capable de dire qui sont les responsables des quatre décès d’hier. Est-ce la police ou l’armée qui a tiré? Est-ce le résultat d’affrontements entre des manifestants des deux camps? Est-ce l’œuvre de milices? La menace d’un conflit entre certaines communautés à l’intérieur du pays, sur fond d’une réconciliation qui n’a jamais eu lieu, n’est pas à minorer non plus.
Entêtement mortifère
Pour les deux camps, la rue comme seule issue est un pari dangereux. Mais, à ce jour, Alassane Ouattara ne montre aucun signe d’ouverture, aucun geste d’apaisement. Au contraire, à la suite de la journée de jeudi, Adama Bictogo, le directeur exécutif du RHDP, parti du pouvoir en place, a déclaré:
«Pour nous le débat est clos. Alassane Ouattara est candidat, c’est fini. Les protestataires crient dans le vide car il n’y a que le Conseil constitutionnel seul qui peut décider de l’éligibilité ou pas d’un candidat.»
Une manière provocatrice, malgré les morts de la journée, de signifier que le chef de l’État ne cédera sur rien.
La Côte d’Ivoire était au bord du gouffre, elle vient de faire un grand pas en avant….