Alors que les yeux des Marocains étaient braqués sur le Conseil de la concurrence, scrutant son verdict sur les «éventuelles ententes [illicites] des sociétés pétrolières et du Groupement des pétroliers du Maroc», un communiqué du cabinet royal est venu, dans la soirée de mardi 28 juillet, changer la donne. La création d’une commission pour statuer sur ce dossier y est notifiée, au regard de la «confusion» qui l’entoure et des «versions contradictoires présentées» par le président du Conseil, Driss Guerraoui. L’annonce royale a fait l’effet d’une bombe.
Discordances
Les accusations portées à l’encontre des opérateurs des hydrocarbures font couler beaucoup d’encre depuis près de cinq ans. À l’entente sur les prix s’ajoute leur marge bénéficiaire qui serait excessive. Les leaders du marché sont les plus critiqués, principalement Afriquia, propriété du Groupe Akwa qui appartient au richissime homme d’affaires Aziz Akhannouch, actuel ministre de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et forêts. Sous la pression politique et celle de l’opinion publique, le Conseil de la concurrence devait faire éclater la vérité et sévir en conséquence. Sauf que la façon de faire de son président pose problème. C’est ce qui ressort des détails révélés par le cabinet royal qui ne semblent guère ménager le président du Conseil de la concurrence.
L’information concernant le montant de la sanction avait fuité dans la presse vendredi 24 juillet, avant d’être formellement démentie par le même Conseil. L’institution avait indiqué dans un communiqué publié le lendemain que ses délibérations étaient «toujours en cours».
Trois jours plus tard (mardi 28 juillet 2020), le roi a reçu une deuxième note de la part du même expéditeur. Cette fois-ci, il était question d’une sanction limitée à «8% du chiffre d’affaires annuel sans distinction entre les sociétés». Le Conseil indiquait dans cette nouvelle note que cette décision avait été adoptée par «la plénière du lundi 27 juillet», sans préciser la répartition des voix. En livrant ces détails, le cabinet royal montrait clairement que Guerraoui se contredisait
«C’est un dossier dont est saisi le Conseil depuis décembre 2018. Cela fait près de 20 mois qu’il y travaille. Il avait donc tout le temps d’appréhender l’ensemble des éléments au lieu de verser dans le rétropédalage de dernière minute avec sa décision du 28 juillet... Il me semble, toutefois, qu’il y a eu une levée de boucliers de la part des pétroliers (les trois distributeurs leaders dans le Maroc). Le Conseil a donc pensé trouver une porte de sortie en uniformisant le taux à 8%», estime le politologue.
Mais Guerraoui n’est pas le seul à avoir écrit au palais. Des membres du Conseil se sont plaints au roi de la gestion de ce dossier qui a été, selon eux, «caractérisée par des transgressions de procédure et des agissements de la part du président qui entachent la qualité et l’impartialité de la décision du Conseil». Reprises dans le communiqué du cabinet royal, ces accusations clouent au pilori Guerraoui en relevant notamment que son comportement «laisse penser qu’il agit sur instructions ou selon un agenda personnel», détaille le cabinet royal.
Un dossier cataclysmique
Contradictions, confusions et impartialité, autant d’éléments qui ont poussé le roi Mohammed VI à intervenir personnellement dans ce dossier.
«Le chef de l’État marocain a décidé de constituer une commission ad hoc chargée de mener les investigations nécessaires pour clarifier la situation et soumettre un rapport circonstancié sur le sujet dans les meilleurs délais», a annoncé le cabinet royal.
Le roi a désigné comme membres de cette commission les deux présidents des chambres du Parlement, le président de la Cour constitutionnelle, le président de la Cour des comptes, le wali de la banque centrale marocaine et le président de l’Instance de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption. Le secrétaire général du gouvernement en sera le coordinateur.
Mustapha Sehimi confirme: «Le roi reçoit souvent des fiches, des notes d’information pour des questions de conseil, d’orientation ou d’arbitrage, ce qui relève de son rôle. Mais cela ne sort jamais du cadre interne. En 60 ans de pratique institutionnelle, cela ne s’est jamais produit.»
«C’est aussi une mesure de dernier recours. Comme l’a révélé la fiche présentée au souverain, il y a une véritable crise au sein du Conseil dont certains membres contestent eux-mêmes le verdict. La loi ne prévoyant pas une telle situation, l’intervention royale est nécessaire», explique Mohamed Zineddine.
Pour ce professeur de sciences politiques à la faculté de droit de Mohammédia (au nord de Casablanca), cette intervention traduit aussi le mécontentement du souverain du Maroc quant aux agissements et au travail rendu par le Conseil. «Le ton utilisé par le cabinet royal est très fort et même accusateur. Il donne surtout un avant-goût de ce qui va suivre… Ce dossier était déjà explosif, maintenant il promet d’être cataclysmique», conclut-il.
Scandales en cascade
Pour mesurer l’ampleur et la complexité de ce dossier, il faut remonter à sa genèse. Tout a commencé avec la libéralisation des prix du secteur des hydrocarbures en décembre 2015.
En août 2017, une commission d’information parlementaire s’était chargée d’enquêter sur le dossier. Alors que le Maroc connaissait une campagne de boycott visant trois marques commerciales marocaines, dont le distributeur de carburant Afriquia, la commission avait livré ses conclusions en mai 2018. Le document avait conclu à une augmentation explosive des marges engrangées par les distributeurs depuis la libéralisation des prix. Ces profits additionnels avaient été estimés par les médias à plus de 13 milliards de dirhams. Le Conseil de la concurrence s’était alors saisi du dossier, fin 2018.
L'essentiel attendu de la commission royale, c'est que le conseil de la concurrence, en tant qu'institution, devra sortir de cette crise plus fort, plus indépendant, plus assaini et plus immunisé, pour pouvoir jouer demain ses rôles sans contrainte. Le reste demeure procédures.
— mouharrir abdel ilah (@mouharrir) July 30, 2020
Les indiscrétions sur son rapport d’instruction étaient venues confirmer les pratiques anticoncurrentielles présumées. Il lui restait à déterminer les sanctions.
Dénouement?
Pour Mustapha Sehimi, la seule issue possible proviendrait de la juridiction administrative.
«Sur le fond, la commission ad hoc ne peut pas se substituer au Conseil de la concurrence qui est un organe constitutionnel. Elle ne va donc pas remettre en cause la décision finale du Conseil (sanction de 8% du chiffre d’affaires), mais auditer les procédures», explique-t-il.
Et d’ajouter: «Quand la sanction sera notifiée aux pétroliers, il y aura des recours.»
La loi 104-12 donne aux pétroliers le droit de faire appel devant les juridictions administratives compétentes, soit devant la chambre administrative de la Cour de cassation soit la cour d’appel de Rabat. «Je doute que la justice remette en cause de manière significative la décision du Conseil. Sinon, on pourrait dire que le lobby pétrolier a fait plier les juges», soutient le professeur de droit.
«La commission va commencer à travailler sur ce dossier dès cette semaine. Raisonnablement, ses conclusions seront remises au roi vers la mi-septembre, puis suivront les recours. On verra ce que décidera la justice», estime Mustapha Sehimi.