«Le rôle européen au sujet de la crise libyenne ne peut être renforcé que par une coopération accrue entre l’Italie et la France (et l’Allemagne) et par le biais d’une coordination constante avec le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité», a déclaré Emanuela Del Re, vice-ministre italienne des Affaires étrangères, lors d’une réunion d’experts sur la Libye à laquelle Sputnik France a pris part.
Parler d’influence européenne sur le dossier libyen à un moment où la plupart des chancelleries se plaignent d’une «suzeraineté turco-russe» durablement installée en Libye pourrait paraître «bizarre», a reconnu d’emblée la ministre italienne.
«L’Europe peut et doit mettre tout son poids pour parvenir immédiatement à un cessez-le-feu durable en Libye, reprendre le dialogue politique dirigé par l’Onu, avec et entre les Libyens et donner pleinement effet à la mission Irini [qui vise à faire respecter l’embargo sur les armes, ndlr]».
Pourquoi ce regain d’intérêt italien pour la Libye? Il faut regarder le temps long pour bien le comprendre. C’est ce qu’explique à Sputnik Arturo Varvelli, qui dirige à Rome le bureau du Conseil Européen des Relations internationales (ECFR), un think tank paneuropéen.
La Libye, plus que jamais dans le Mare Nostrum italien
Il rappelle que des «liens spéciaux» ont été établis entre l’Italie et la Libye «sitôt après l’arrivée au pouvoir de Kadhafi», en 1969, à la suite d’un coup d’État et jusqu’à sa chute en 2011.
«L’immigration, le pétrole, la stabilité en Méditerranée et nos relations d’amitié ainsi que le passé colonial font que l’Italie ne peut pas se désintéresser de la Libye. Jusque dans les années 1970, 20.000 Italiens résidaient en Libye. L’Italie a besoin du pétrole libyen et la Libye de la technologie et du savoir-faire italien», développe le chercheur au micro de Sputnik France.
Pour cet expert européen, il faut une vision plus «régionalisée» de la crise, ainsi que des «solutions alternatives» visant à geler les positions des différentes parties sur le terrain, tout en essayant de relancer l’économie libyenne, aujourd’hui, à l’arrêt.
Après le déboulonnement de Kadhafi par les puissances occidentales, «auquel l’Italie s’est opposée», précise Arturo Varvelli, la multiplication d’acteurs régionaux et internationaux, dans ce conflit –avec les Émirats arabes unis (EAU), l’Égypte et l’Arabie saoudite, soutenus diplomatiquement par la Russie, «ont fini par heurter les intérêts de l’Italie ainsi que ceux de l’Europe», déplore-t-il.
«Cet effort coordonné de l’UE devrait se traduire par une limitation de la présence turque en Libye afin, aussi, qu’elle cesse ses agressions en Méditerranée orientale; un affaiblissement du soutien militaire au maréchal Haftar afin de garantir que les acteurs de la Cyrénaïque reprennent les négociations; un meilleur contrôle des flux migratoires et, enfin, une réouverture des puits de pétrole libyens pour relancer la production énergétique dans ce pays», détaille Arturo Varvelli.
Même si, à l’instar de sa compatriote, il souhaiterait que le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Joseph Borrell, s’implique davantage dans le règlement du conflit libyen, il ne rejette pas un «processus d’Astana» pour la Libye auquel l’Italie pourrait prendre part aux côtés de la France et de l’Allemagne.
Signé le 4 mai 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie, l’accord d’Astana, issu d’un ensemble de rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre en Syrie, avait permis la création de quatre zones de cessez-le-feu, permettant l’arrêt quasi général des hostilités dans ce pays.
Nouvelle offensive (diplomatique) allemande
Pour Emmanuel Dupuy, qui dirige l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), la présidence allemande de l’UE, à compter du 1er juillet, ainsi que la volonté de maintenir les efforts de la conférence de Berlin sur la Libye, pourraient pousser l’Europe à prendre les devants dans le dossier libyen.
«La Chancelière allemande incarne la voix européenne qui sait dire “non” à Donald Trump, comme en atteste la fin de non-recevoir qu’elle a opposé à l’invitation du Président américain d’organiser le prochain sommet du G7 à Camp David», argue le politologue français au micro de Sputnik France.
La diplomatie allemande serait également la seule à pouvoir dialoguer à la fois avec Moscou, à travers la relance de l’Ostpolitik allemande et via des investissements économiques conjoints (gazoduc Nordstream 2, notamment) et avec Ankara, «eu égard au 1,5 million de Turcs qui vivent et votent en Allemagne», fait-il valoir.
Condominium russo-turc?
Optimiste en ce qui concerne un rapprochement des positions entre Rome et Paris sur la Libye, le président de l’IPSE l’est tout autant vis-à-vis de Moscou, mais craint un rejet de la Russie de la part de la France et de l’Italie.
«La récente rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères, Luigi di Maio et Jean-Yves Le Drian, a confirmé une similitude de vues entre nos deux pays quant au risque de se voir marginaliser par une pax turco-russe en Libye», affirme-t-il.
De fait, souligne-t-il, Moscou pousse ardemment pour qu’un règlement puisse avoir lieu «à l’aune de ce qui avait marché pour la Syrie, à savoir, un processus qui pourrait s’apparenter à celui d’Astana», précise-t-il.
Pour Arturo Varvelli, en revanche, l’Italie devra être plus proactive et la France arrêter de critiquer la seule Turquie, si elles veulent être partie prenante au processus de paix en Libye.
«Reconnaissons honnêtement qu’Haftar a échoué et qu’il n’est plus un bon cheval sur lequel parier», confie le chercheur italien. Quant à la Russie, les Émirats arabes unis et l’Égypte –qui l’ont soutenu jusqu’à présent–, «ces puissances devraient se restreindre», au même titre que la Turquie, qui a apporté jusqu’ici son soutien au GNA d’el-Sarraj, estime-t-il.
Répondant aux critiques des autres participants selon lesquelles la Russie voudrait établir un «condominium» en Libye, à l’instar de la Turquie, Vassily Kuznetsov, directeur du Centre des études arabes et islamiques de l’Institut des études orientales de l’Académie des sciences de Russie, a fait valoir que, pendant très longtemps, la Russie a été neutre en Libye.
En effet, contrairement à ce qui s’est passé en Syrie, Moscou ne dispose pas de troupes déployées en Libye et «ne peut donc pas s’en prévaloir auprès des autres protagonistes au conflit», a-t-il expliqué.
«La Russie a besoin de gagner plus d’influence en Libye. C’est pourquoi elle est favorable à un nouvel Astana dans ce pays! Pour ce faire, elle peut s’impliquer davantage dans le règlement du conflit en utilisant l’expérience acquise en Syrie et en pesant de tout son poids entre les Qataris, les Égyptiens, les Turcs et les Libyens», a-t-il déclaré.