Les relations entre Erdogan et les Européens illustrent le «double standard à l’égard du monde islamique»

© REUTERS / Eric Feferberg/PoolEmmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan
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Sur fond de crise du coronavirus, les passes d’armes diplomatiques entre la Turquie et la France se multiplient et deviennent de plus en plus acerbes. Avec Alexandre Del Valle, géopoliticien spécialiste de la Turquie, Sputnik revient sur des relations dégradées, qui semblent chaque jour plus proches du point de non-retour.

Embourbés dans la crise du Covid-19 comme le reste du monde, la Turquie et la France continuent néanmoins leurs altercations sur certains dossiers stratégiques, par la voix de leurs diplomates. Les relations étaient déjà bien endommagées entre les Européens –en particulier les Français– et la Turquie, et les choses ne vont pas en s’améliorant.

​Syrie, Libye, Chypre, système de défense antimissile russe, migrants: dans un entretien accordé au Monde le 20 avril, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, a rappelé la longue liste des dossiers stratégiques sur lesquels Paris et Ankara s’opposent. Chose qui n’a vraiment pas plu à la Turquie, qui a vertement répliqué le lendemain, indiquant que

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La France «soutient une organisation terroriste en Syrie, encourage les forces opposées au gouvernement légitime libyen, érode les dynamiques d’une solution sur l’île [de Chypre, ndlr], ne tient pas compte des droits des Chypriotes turcs et tente d’imposer des sanctions à son allié, la Turquie», a souligné le porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères, Hami Aksoy, dans un communiqué.

Une situation problématique qui atteste de fractures profondes entre la Turquie et les chancelleries européennes. Contacté par Sputnik France, Alexandre Del Valle, géopoliticien, spécialiste des relations entre l’Europe et la Turquie et du monde arabo-musulman, estime qu’il est positif que Jean-Yves Le Drian ait eu le courage de mentionner publiquement ces désaccords:

«Le ministre Le Drian a quand même le mérite de soulever des questions qui fâchent. Ce n’est pas le cas de ses contreparties européennes. Certes, il est resté au point de la clarification, ce qui n’est pas assez, mais c’est déjà un pas en avant.»

Trop peu, trop tard tout de même, selon lui. Le soutien d’Erdogan à des groupes djihadistes en Syrie et en Libye, l’achat de systèmes de défense antimissile aux Russes, le chantage avec les migrants, les agressions contre la souveraineté de la Grèce ou Chypre, auraient dû être autant d’avertissements poussant les Européens à prendre des mesures à l’égard de la Turquie.

Impunité pour Erdogan, danger pour l’Europe

Sans pour autant prendre des mesures extravagantes, les Européens auraient dû, selon Del Valle, au moins symboliquement s’interposer.

«Si nous étions réellement une puissance géostratégique, dès lors que la Turquie menace militairement un allié européen, en l’occurrence Chypre ou la Grèce, il y aurait au moins dû avoir un rappel des ambassadeurs», préconise Alexandre Del Valle.

Le géopoliticien souligne que la France avait rappelé son ambassadeur d’Italie pour un motif bien plus léger: le diplomate avait qualifié Emmanuel Macron de «très mauvais Président».

« Peur » de voir la Turquie s’éloigner de l’Otan

Une manière de gérer les choses qui confère une forme d’impunité au Président Erdogan et qui atteste d’un «double standard à l’égard du monde islamique», estime l’auteur de Le Projet–La stratégie de conquête et d’infiltration des Frères musulmans* en France et dans le monde (Éd. L’Artilleur, 2019). Une impunité dangereuse, que les Européens pourraient bientôt regretter, s’inquiète l’expert:

«Nous n’arrêtons pas d’envoyer des signes de faiblesse à la Turquie, qui teste perpétuellement nos limites.»

À terme, cette inaction pourrait se solder par des conséquences bien plus graves. Selon le géopolitologue, il est très probable qu’à l’avenir, la Turquie agresse la Grèce ou Chypre, et ce parce que les Européens n’auront pas su brider Ankara lorsqu’ils en avaient l’occasion. Comment donc expliquer ce laxisme européen vis-à-vis des agressions turques? Alexandre Del Valle estime que plusieurs facteurs expliquent la crainte européenne vis-à-vis de la Turquie:

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«Il existe une peur bleue des élites européennes vis-à-vis du monde islamique, et en particulier d’Erdogan. Il y a également la peur du pouvoir de nuisance de la Turquie au sein de l’Otan: elle a par exemple sur son territoire 50 ogives nucléaires américaines. La peur de perdre des contrats juteux, mais aussi la peur de voir la Turquie aller plus loin dans la trahison de l’Otan en se rapprochant de pays comme la Russie ou la Chine.»

En effet, une des hantises de Bruxelles est de voir la Turquie sortir de l’orbite de l’Otan et se rapprocher de pays avec qui l’Union européenne entretient des relations difficiles. Cela provoquerait de facto un affaiblissement de l’alliance atlantique au profit d’une alliance « orientale », une perspective qui crispe au plus haut point les chancelleries européennes.

Cette paralysie européenne pourrait coûter cher, selon Alexandre Del Valle, car elle laisse le champs libre à Erdogan dans son projet de faire de la Turquie une puissance régionale majeure, qui peut menacer l’Europe ou ses alliés.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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