Le combat de Karfa Diallo, essayiste et consultant, a commencé dans les rues de Bordeaux. Jeune étudiant, ce natif de Thiaroye, au Sénégal, milite pour que les anciens ports négriers français (Nantes, Bordeaux, La Rochelle, le Havre) se confrontent à leur passé colonial.
Des familles d’armateurs se sont enrichies de génération en génération grâce au commerce des esclaves, argue-t-il. D’où la nécessité, estime-t-il, d’une connaissance précise de cette histoire afin de lutter contre le racisme anti-noir en France.
C’est dans cet esprit de prise de conscience qu’il organise les premières visites guidées du «Bordeaux Nègre», aujourd’hui inscrites à l’office du tourisme de la capitale girondine, qui participent d’un tourisme mémoriel, lequel se développe aussi bien en Europe qu’en Afrique, dans les hauts lieux de l’esclavage, comme l’île de Gorée, au Sénégal.
En 2019, à la demande de Jean-Marc Ayrault, ex-Premier ministre et ex-député-maire de Nantes, ce fils et petit-fils de tirailleurs sénégalais a intégré le conseil d’orientation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Sputnik France: Le 5 juin, votre association a adressé une lettre ouverte au Président Macron lui demandant de «débaptiser le racisme sur les murs de France». Est-ce le meurtre de George Floyd par des policiers à Minneapolis qui vous a motivé?
Karfa Diallo: «La mort de George Floyd a permis à beaucoup de faire un lien entre le racisme sur les murs des villes, monuments et places et la question des violences policières racistes. Mais à Bordeaux, cela fait de nombreuses années que nous militons pour que des quartiers entiers faisant l’apologie de l’esclavage des noirs soient rebaptisés et qu’il y ait des panneaux explicatifs sous les noms de rue attribués à des esclavagistes.
Car il n’y a pas que les statues qui posent problème. Beaucoup de Français ignorent qu’au XVe siècle en Europe et au XVIe siècle en France, des cités et des ports ont été érigés grâce au commerce des esclaves. […]
Aujourd’hui, les manifestants veulent que des symboles tombent. Faisons évoluer notre action et notre pensée en rebaptisant, par exemple, la salle Colbert au Palais Bourbon de Paris pour montrer que la République est prête à faire justice et à apporter réparation du préjudice subi.»
Sputnik France: Avez-vous été déçu, le 14 juin, par l’allocution télévisée du Président, quand il a dit: «la République n’effacera aucun nom ou aucune trace de son histoire»?
Karfa Diallo: «Oui, j’ai été extrêmement déçu par l’incapacité du Chef de l’État à fixer un cap et à donner une vision sur ce que doit être le vivre ensemble en France. Malheureusement, ses propos contredisent la formidable mobilisation antiraciste partout dans le monde et notamment en France, où les jeunes veulent que le racisme tel qu’il s’exprime sur les murs de nos villes soit réparé parce que c’est devenu une question de justice.»
Sputnik France: Comment l’expliquez-vous?
Karfa Diallo: «C’est d’autant plus surprenant qu’après la Seconde Guerre mondiale, la France avait débaptisé les rues et les places des noms des “collabos” nazis, y compris en ce qui concerne le maréchal Pétain. Et, aussi, parce que Jean-Marc Ayrault a accepté de déverrouiller ce débat à la tête de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Emmanuel Macron l’a nommé à ce poste en 2018, mais jusqu’à présent, il a préféré rester sourd à ses appels. Le danger, c’est qu’il risque ainsi d’accroître encore un peu plus les tensions exacerbées depuis le meurtre raciste de George Floyd, le 25 mai, aux États-Unis et celles [issues de l’affaire, ndlr] Adama Traoré, en 2016, dans le Val-d’Oise.»
Sputnik France: À propos des appels à la mobilisation du Comité «La Vérité pour Adama», quatre ans après la mort du jeune Franco-Malien, n’est-ce pas un peu opportuniste de surfer ainsi sur la mort de George Floyd?
Karfa Diallo: «Non, pas du tout, car ce comité ne mène pas un combat solitaire. Il est soutenu par l’ensemble des organisations qui luttent contre le racisme en France. Du fait de la mobilisation aux États-Unis, le travail de toutes les personnes qui sont victimes de racisme et de discrimination est, aujourd’hui, mis en valeur. Quant à la radicalisation que l’on commence à voir partout, c’est une réponse à ce déni de justice. Elle est, aussi, à mettre en lien avec la pandémie du coronavirus, qui a permis une meilleure exploitation de ces mobilisations.»
Protesters against systemic racism in Bristol, United Kingdom, defaced and tore down a bronze statue depicting slave trader Edward Colston, rolling through the streets and then throwing it into the river to a wave of applause. https://t.co/cc86EDQZHq pic.twitter.com/DFJ6M2a9BX
— ABC News (@ABC) June 7, 2020
Sputnik France: Mais vous parlez de débaptiser des rues, alors que beaucoup de manifestants veulent déboulonner des statues. Est-ce la même démarche?
Karfa Diallo: «Pour moi, cela relève de la même démarche. Car on manifeste à Bristol, à La Rochelle, au Havre et à Nantes pour les mêmes raisons. À Bristol, une ville du Sud-Ouest de l’Angleterre au passé esclavagiste, une statue du négrier Edward Colston a été déboulonnée puis piétinée par les manifestants. À Bordeaux, nous avons fait le pari –dès le départ– de la pédagogie pour expliquer le passé négrier de la ville. La municipalité vient, d’ailleurs, de nous octroyer cinq panneaux sur la vingtaine que nous avions demandés pour contextualiser la traite négrière.»
Sputnik France: N’êtes-vous pas choqué tout de même quand on dégrade la statue du général de Gaulle comme, récemment, dans le Nord de la France?
Karfa Diallo: «Bien sûr que je suis choqué, d’autant que c’est anachronique. Le général de Gaulle est une figure respectable, qui mérite que nous le respections malgré les réseaux Foccart et la Françafrique. De surcroît, la loi du 21 mai 2001 dite loi Taubira [du nom de Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, qui en a été le rapporteur à l’Assemblée nationale, ndlr] est l’une des premières au monde à reconnaître comme crime contre l’humanité les traites et esclavages pratiqués à partir du XVe siècle sur les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes. Comme cette loi avait été adoptée le 10 mai par le Parlement, c’est cette date qui a été choisie à partir de 2006 pour célébrer la Journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition.»
Karfa Diallo: «Il n’y a rien de nouveau dans ce que Koffi Yamgnane a déclaré sur France 2. Les responsables d’association ont toujours dit qu’ils faisaient la différence avec les États-Unis. Le racisme institutionnel, tel que reconnu par le Défenseur des droits Jacques Toubon, s’exprime par des délits de faciès et des traçages, qui sont condamnés en France. Ce qui prouve bien que l’État français n’est pas raciste ni la police française, d’ailleurs. Même si certains éléments en son sein, par leurs comportements, mettent en danger les Français noirs.»
NATIONS-UNIES – L’ambassadeur du Burkina-Faso provoque un débat sur le racisme cette semaine https://t.co/eVlsNrZ2bj
— Memoires & Partages (@MemorialSlave) June 16, 2020
Sputnik France: Dans son appel au Groupe des pays africains des Nations unies pour qu’un débat soit ouvert sur les violences policières prenant pour cible les noirs et leurs descendants, l’ambassadeur du Burkina Faso, Dieudonné Désiré Sougouri, a laissé entendre que la mort de George Floyd avait été surmédiatisée. Est-ce aussi votre avis?
Karfa Diallo: «Cet appel arrive à point nommé, car il va permettre d’aborder la discussion du racisme aussi à l’échelle panafricaine et, notamment, dans les pays arabes. Pour notre part, nous participerons, le 28 août, à la grande marche mondiale organisée en souvenir de Martin Luther King afin qu’un nouveau chapitre sur la lutte contre le racisme puisse s’écrire.»