La Guinée-Bissau, déchirée depuis plusieurs décennies entre des réseaux en guerre permanente pour le contrôle du pouvoir, renoue avec ses vieux démons qui en font le pays le plus instable d’Afrique de l’Ouest. On la croyait sortie de l’ornière après une relative stabilité politique acquise sous la surveillance étroite de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) –dont une force militaire d’interposition sous mandat de l’Onu est présente dans la capitale depuis 2012. Mais l’impasse née d’une élection présidentielle porteuse d’un lourd contentieux entre ses acteurs politiques vient rappeler que ce pays est toujours en convalescence.
Le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC) –qui avait misé sur Domingos Simoes Pereira (46,45% des voix)– a dénoncé un «coup de force». Il a investi, à son tour, le président de l’Assemblée nationale Cipriano Cassama comme «chef de l’État par intérim» en attendant que la «vacance de pouvoir» prenne fin.
Sall, Buhari, Isssoufou, les parrains présumés d’Embalo
À l’investiture du «Président» Embalo, il y avait beaucoup d’absents de marque: les présidents de la Cour suprême et de l’Assemblée nationale, la Cédéao, l’Union européenne, les États-Unis. Aucun chef d’État étranger n’a fait le déplacement. Par contre, le Sénégal y était représenté par son ambassadeur à Bissau. Une présence significative qui renseigne sur la nature des relations entre les deux pays, notamment géostratégiques.
Située à l’extrême sud-ouest du Sénégal, la Guinée-Bissau est un maillon essentiel dans le dispositif sécuritaire mis en place par les autorités sénégalaises pour juguler les velléités indépendantistes des rebelles du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFCD). Sur le plan économique, les deux pays ont mis en place depuis 1995 l’Agence de gestion et de coopération (AGC), un organe bipartite dont la mission est de cogérer les ressources halieutiques et pétrogazières situées à la frontière maritime entre les deux États.
Dans un communiqué en date du 29 février dernier, le ministère sénégalais des Affaires étrangères avait salué «le bon déroulement de l’élection présidentielle du 29 décembre 2019, comme en ont attesté tous les observateurs du scrutin sans exception, et réitère ses félicitations au Président Umaro Sissoco Embalo». De fait, le Sénégal considère que la Guinée-Bissau est dans sa zone d’influence géostratégique, là où il lui serait difficile d’accepter l’installation au pouvoir d’un régime hostile ou, à tout le moins, inamical. Et sur un plan plus personnel, une réelle amitié lie les deux hommes Macky Sall et Umaru Embalo.
«Au cours de l’entretien exclusif qu’il m’a accordé après que la Commission électorale l’a déclaré vainqueur, il m’a dit que Macky Sall l’avait hébergé pendant trois ans chez lui, ce qui explique la nature particulièrement intense de leurs rapports. Le soutien du Sénégal à Umaro Sissoco Embalo est réel mais il est surtout discret pour éviter les accusations d’ingérences», révèle à Sputnik Barka Bâ, journaliste et chercheur en sciences politiques.
Autre poids lourd de la Cedeao, le Nigeria est également un fervent soutien d’Umaru Embalo. En le recevant dernièrement à Abuja, le Président Muhamadu Buhari a insisté sur la nécessité pour les chefs d’État de la Cedeao «de veiller à la stabilisation de la sous-région sur les plans politique, économique et sécuritaire».
«Il est opportun que vous ayez derrière vous les dirigeants ouest-africains, le Président du Sénégal Macky Sall et celui du Niger Mahamadou Issoufou, deux dirigeants qui ont le respect de leur pays», a déclaré le Président du Nigeria.
À Niamey, Umaro Sissoco Embalo a reçu l’appui et la reconnaissance de son «homologue» nigérien qui assure la présidence de la Cedeao.
Sénégal Vs Angola, la guerre à distance
Entre Dakar et Luanda, la guerre se fait à distance, mais elle a lieu. C’est depuis la capitale angolaise que Domingos Simoes Pereira a ouvertement accusé le Sénégal d’avoir été l’instigateur de la victoire déclarée d’Umaro Sissoco Embalo.
«La Guinée-Bissau est un État souverain et indépendant, la proclamation de son indépendance a coûté des vies. Il est important que le monde entier comprenne que les Bissau-Guinéens ne permettront pas qu’on leur impose un Président qui ne corresponde pas à ce que veut le peuple bissau-guinéen», avait-il affirmé à la sortie d’une audience avec le Président de l’Angola Joao Lourenço en février dernier.
Au cours de sa campagne électorale, Domingos Simoes Pereira avait fait de la renégociation des termes de fonctionnement de l’AGC un impératif afin que les intérêts de la Guinée-Bissau soient mieux pris en compte, notamment dans le partage des revenus escomptés de l’exploitation d’hydrocarbures. À ce titre, il a ouvertement demandé le soutien du chef de l’État angolais au nom de l’amitié historique issue des luttes de libération des deux pays contre le colonialisme portugais. Non-membre de la Cedeao, l’Angola aura cependant du mal à influer sur le cours des événements avec le handicap supplémentaire d’être géographiquement assez éloigné du théâtre des opérations.
Heureux d’accueillir à Dakar le Président Umaro Sissoco Embaló pour sa première visite officielle au Sénégal.
— Macky Sall (@Macky_Sall) March 10, 2020
Nos échanges porteront sur le renforcement de la coopération bilatérale et les liens d’amitié entre le Sénégal et la Guinée Bissau. https://t.co/j9H84Nhr0D
«Si je dis qu’au milieu du conflit électoral, il y a un pays voisin de la Guinée-Bissau (le Sénégal, ndlr) qui suppose qu’il va lancer la vente aux enchères de plateformes d’exploration pétrolière y compris celles qui se trouvent à l’intérieur du territoire de la Guinée-Bissau, je pense que cela donne une idée de ce qui nous arrive», a déclaré Domingos Simoes Pereira au terme de cette audience.
La stratégie du fait accompli?
Garante, depuis plusieurs années, d’un ordre politique issu de la démocratie, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a rejeté la stratégie du fait accompli en ne reconnaissant pas le nouveau régime qui s’installe à Bissau, après l’avoir félicité dans un premier temps.
En premier lieu, elle aurait appuyé la formule du recomptage des bulletins de vote voulue par la Cour suprême après la proclamation des résultats par la CNE. Elle aurait tenté, ensuite, d’envoyer une mission d’experts à Bissau sans en informer le pouvoir incarné par Umaro Sissoco Embalo. Malgré tout, selon Maurice Paulin Toupane, chercheur au bureau de Dakar de l’Institut d’études de sécurité (ISS), la Cedeao reste un acteur important.
«La Cedeao est, depuis le coup d’État d’avril 2012, l’acteur clé du processus de stabilisation de la Guinée-Bissau. Elle avait réussi quasiment seule à mettre en place une transition et envoyé dans la foulée une mission diplomatique et militaire chargée de sécuriser les institutions et soutenir le pays dans la réforme du secteur de la défense et de la sécurité. Elle a par la suite essayé de corriger cette erreur en appelant la Cour suprême et la CNE à collaborer pour finaliser le processus électoral mais il était peut-être trop tard, explique le chercheur.
Barka Bâ trouve même à l’organe communautaire ouest-africain des circonstances atténuantes qui expliquent sa nervosité ou ses errements.
«La Cedeao, tout comme le reste de la communauté internationale, est un peu agacée par cette instabilité qui mine tous les efforts pour remettre le pays sur les rails car rien que le maintien de l’Ecomib, la force d’interposition qu’elle a déployée dans la capitale depuis 2012, coûte très cher en termes d’entretien financier alors que certains États qui y ont déployé des troupes sont eux-mêmes confrontés à de très graves menaces sécuritaires. L’effort de stabilisation de la Guinée-Bissau est un immense sacrifice pour elle», décrypte le chercheur sénégalais.
L’armée, arbitre suprême de la crise
Aujourd’hui, les deux camps se regardent en chiens de faïence, comme deux boxeurs en round d’observation, chacun derrière son Président. Mais le rapport de forces semble avoir déjà penché d’un côté.
«L’alliance politico-militaire mise en place par Umaro Sissoco Embalo lui donne une certaine avance sur son adversaire du PAIGC. Il a cependant deux handicaps. D’une part, il ne bénéficie pas de la légitimité nécessaire, d’autant plus que le contentieux électoral n’est pas encore vidé. D’autre part, il n’a pas encore reçu le soutien diplomatique qu’il escomptait à cause de ce déficit de légitimité et de l’implication trop forte de l’armée à travers des personnalités militaires à la réputation controversée», observe Maurice Toupane.
«En tant que militaire, Umaro Sissoco Embalo connaît bien l’armée de son pays et ses réalités. Avant même son élection, il a donc cherché à avoir le soutien des généraux balantes (ethnie majoritaire en Guinée-Bissau, ndlr) qui tiennent l’essentiel de l’appareil militaire du pays depuis la chute de Joao Nino Vieira (assassiné en mars 2009, ndlr). Certains de ses généraux comme Antonio Injai, principal artisan du putsch de 2012 qui avait renversé le gouvernement de Carlos Gomes Junior, sont restés très influents dans la troupe en étant les parrains de beaucoup de jeunes officiers qui leur doivent leur carrière», souligne Barka Bâ.
Les organisations internationales comme l’ONU, mais aussi des pays comme les États-Unis d’Amérique, ne cachent plus leur déception devant la tournure des événements. Maurice Toupane constate que la présidence d’Umaro Sissoco Embalo semble «remettre en selle certains acteurs militaires» sous sanction des Nations unies et «soupçonnés d’être impliqués dans le trafic de drogue».
«Il sera donc très difficile à Umaro Sissoco Embalo d’évoluer dans un environnement régional, continental et international où les acteurs refusent de le reconnaître comme Président», conclut-il.