«L’histoire est une révision permanente. Ce qui n’est pas tolérable, c’est d’empêcher les voix discordantes de s’exprimer. Or, le débat a été verrouillé en France par une cinquantaine de personnes qui répètent toujours la même chose, rendant impossible l’administration de la preuve», a dénoncé Hubert Védrine, le 9 mars, lors du colloque au Sénat destiné à débattre de la tragique instabilité dans la région des Grands lacs depuis soixante ans.
Car pour l’ex-ministre français des Affaires étrangères (1997-2002), qui était secrétaire général de l’Élysée pendant le génocide au Rwanda et avait souvent été pris à partie pour avoir défendu la politique africaine de François Mitterrand au moment de l’opération Turquoise, «jamais il n’y a eu en France de négation du génocide des Tutsis». En revanche, la manière dont certains responsables français ont accepté de laisser croire que la France avait aidé les génocidaires hutus en leur livrant des armes «relève du masochisme», a-t-il déploré.
«J’espère que cette rencontre organisée au Sénat qui vise à débattre du rôle de la France, mais aussi des responsabilités de l’ensemble des acteurs dans cette tragédie, n’est qu’un début et pas une conclusion», a lancé Hubert Védrine à l’attention de tous les sénateurs, ex-responsables français et autres personnalités étrangères qui ont pris part à ce colloque.
L’attitude de certains média français, qui crient au «négationnisme» dès que l’on tente d’établir la part de responsabilité, dans ce drame, des forces du Front patriotique du Rwanda (FPR), dirigées à l’époque par le même Paul Kagamé, a été pointée doigt. Après avoir accédé à la présidence en 2000, ce dernier, devenu entre-temps irrévocable, a entrepris de forger au fil des décennies une image du Rwanda permettant de faire oublier les pillages et les exactions commises à l’est du Congo. Ces violences, perpétrées depuis plus de vingt par plusieurs États de la région, dont le Rwanda, auraient fait, selon diverses estimations, «environ 6 millions de morts», comme l’ont rappelé plusieurs participants congolais.
Réchauffement des relations
Ce colloque intervient alors que les relations diplomatiques entre Paris et Kigali se sont notablement réchauffées. En février dernier, le chef de l’État rwandais avait salué un «esprit nouveau» et une «amélioration» après l’arrivée, en 2019, de son ex-ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). L’instauration d’une journée de commémoration du génocide des Tutsis le 7 avril, en France, ainsi que la création d’une commission d’historiens et de chercheurs pour analyser le rôle joué par la France en 1994 au Rwanda ont également contribué à ce rapprochement.
Dirigée par Vincent Duclert, cette commission –composée de neuf membres, tous nommés par l’Élysée– a fait l’objet de vives critiques dès sa création. De même que la présence à la tribune lors du colloque du 9 mars au Sénat d’intervenants très controversés comme le chercheur franco-camerounais Charles Onana, la journaliste canadienne d’investigation Judi River ou l’universitaire américaine Helen Epstein. Cette dernière s’est surtout focalisée sur l’aide américaine à l’Ouganda. Tandis que les deux autres ont provoqué l’ire des organisations rwandaises, en France, se réclamant des victimes du génocide tutsi, pour avoir soit avancé la thèse d’un «double génocide» perpétré au Rwanda, soit avoir tenu des propos jugés «négationnistes».
«Peu de sujets sont aussi clivants que le génocide des Tutsis au Rwanda et la politique de la France au Rwanda», a reconnu de son côté Olivier Lanotte, docteur en sciences politiques, aujourd’hui directeur du Centre permanent pour la citoyenneté et la participation à Namur.
L’universitaire belge n’a pas caché qu’il mettait beaucoup d’espoir dans les travaux de la commission Duclert. Pour lui, l’ouverture des archives de l’armée française devrait permettre de répondre «aux nombreuses questions encore en suspens sur ce douloureux dossier», dont il a d’ailleurs dressé une liste. Dénonçant la «guérilla», dont l’armée française s’estime injustement la victime dans le narratif des événements imposé par les autorités de Kigali depuis des années, Hubert Védrine a considéré, de son côté, qu’il était encore trop tôt pour que la France baisse la garde. «La situation dans cette région (des Grands lacs) n’a pas encore atteint un stade où l’on peut tourner la page», a insisté l’ex-ministre des Affaires étrangères.
La présence à ses côtés d’anciens militaires français, notamment ceux qui composaient la garde rapprochée de François Mitterrand comme Christian Quesnot (chef d’état-major de l’ancien chef de l’État) ou le général Jean-Claude Lafourcade, qui dirigea l’opération menée par la France sur mandat de l’ONU, baptisée «Turquoise» (en référence à Agathe Habyarimana, la veuve du Président rwandais dont l’assassinat le 7 avril 1994 a sonné le déclenchement des tueries), montre que ces derniers sont prêts à mener la contre-offensive en direction de Kigali.
La justice des vainqueurs
Très critique lors de son intervention sur la manière dont le FPR a imposé, selon lui, la justice des vainqueurs au Rwanda, l’ambassadeur Jean-Marie Vianney Ndagijima est revenu sur la mort suspecte dans sa cellule, le 17 février dernier, du chanteur rwandais Kizito Mihigo, soupçonné d’intelligence avec l’Ouganda et à nouveau arrêté alors qu’il devait se rendre au Burundi. Cet essayiste et spécialiste des conflits dans les pays des Grands lacs, qui a été le représentant du Rwanda en France de 1990 et jusqu’en avril 1994, a revendiqué sa double appartenance, hutu et tutsi. «Le génocide a décimé ma famille des deux côtés», a-t-il témoigné.
«La mort de Kizito Mihigo est un nouvel exemple de l’intolérance du régime de Kigali», a affimé l’ambassadeur Jean-Marie Vianney Ndagijima, clamant qu’«entre juillet et septembre 1994, les troupes du FPR ont massacré 40 000 personnes. Pourquoi ne serait-ce pas un génocide?», s’est-il encore interrogé devant les sénateurs français.
Selon les Nations unies, près de 800.000 Tutsis ont péri pendant le génocide. Ce qu’à aucun moment, aucun des intervenants à ce colloque n’a contesté ou minimisé. Sur la base du rapport Mapping établi par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits humains en 2010, la plupart ont néanmoins fait valoir que 617 crimes de guerre et crimes contre l’humanité «avérés» avaient été commis entre mars 1993 et avril 2003 par le FPR, «qui pourraient être qualifiés de crimes de génocide devant un tribunal international, lequel n’a jamais pu être mis en place».
«La reconnaissance des souffrances et des crimes commis par les deux camps est essentielle pour la réconciliation et pour établir une vérité historique», a martelé pour sa part Judi Rever, la première à avoir osé mettre directement en cause le FPR et Paul Kagamé dans l’escalade des violences qui ont, ensuite, abouti aux deux guerres successives au Congo voisin.
Le Congo, éternel bouc émissaire
Les ressortissants congolais étaient massivement représentés dans la salle Médicis au Sénat pendant ce colloque. Ils ont, bien sûr, posé beaucoup de questions et fait de nombreux témoignages. Parmi eux, Martin Fayulu, candidat malheureux à l’élection présidentielle en République démocratique du Congo, et Adolphe Muzito, député national et Premier ministre honoraire, ont été invités à prendre la parole.
«Le mérite de ce colloque, c’est qu’il permet de rétablir les faits historiques et de remettre chacun à sa place. C’est au Rwanda de demander des excuses au Congo et de lui payer des réparations, et pas le contraire comme on essaie de nous le faire croire depuis près de vingt ans», a estimé l’homme politique congolais.
Dans sa présentation, l’historien et linguiste Isidore Ndaywel, professeur émérite de l’université de Kinshasa, est revenu sur les liens ancestraux et plus récents entre le Congo, «un État d’Afrique centrale avec 123 ans d’histoire unitaire», a-t-il rappelé, et le Rwanda, «un ancien royaume de la région des Grands lacs», qui a toujours été à l’étroit dans ses frontières.
«Si on ne rétablit pas un certain nombre de vérités historiques entre nous, je vois mal comment on pourra aller vers une union régionale dans les Grands lacs », a prévenu l’historien.
Pour Adolphe Muzito, qui a longtemps été un proche de Kabila fils avant de rejoindre le camp de Martin Fayulu, il n’y a pas de conflits interethniques dans la région des Grands lacs, mais «des dictatures qui instrumentalisent et divisent les communautés pour se trouver une assise», a-t-il rectifié. Il a aussi fait valoir le rôle que la France, qui siège au Conseil de sécurité, pourrait jouer dans cette région essentiellement francophone et qu’elle ne joue pas suffisamment, selon lui.
«C’est en faisant progresser la démocratie que l’on arrivera à une meilleure entente entre Congolais et Rwandais. Tout le monde pourra, alors, profiter des ressources [à l’est du Congo, ndlr] en toute légalité», a-t-il insisté lors de son intervention.
Un autre intervenant congolais a, lui aussi, souligné la responsabilité des grandes puissances, notamment celle des États-Unis, qui ne peut plus être ignorée dans le pillage systématique des ressources, à l’est du Congo, auquel a abouti «la guerre de trente ans» dans cette région. La RDC a déjà déposé une plainte devant la Cour internationale de justice (CIJ) contre l’Ouganda, lui réclamant 16 milliards de dollars de dommages et intérêt. Concernant le Rwanda, «cette plainte n’a pas pu, jusqu’à présent, aboutir», a-t-il ajouté.