Maître de conférences à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et directeur de recherches à l’Institut de prospective et de sécurité en Europe (IPSE), Kader Abderrahim a publié cette année, aux éditions Bibliomonde, Géopolitique de l’Algérie, deux ans après son livre Géopolitique du Maroc dans la même collection.
Invité à la 20e édition du Forum de Bamako (20-22 février 2020), un cadre de réflexion de haut niveau sur l’avenir du continent africain qui réunit chaque année experts, décideurs et autres personnalités dans la capitale malienne, Kader Abderrahim s’est entretenu avec Sputnik sur les défis internes et externes auxquels fait face le pouvoir d’Alger. Il évoque, notamment, la vision du régime algérien de l’insécurité qui prévaut aujourd’hui à ses frontières, au Mali et au Niger, mais aussi en Libye.
Sputnik: Quel bilan pour le Hirak, un an après?
Kader Abderrahim: «Le bilan est contrasté parce que c’est un mouvement dont la vocation était de rassembler les Algériens autour d’une idée, celle d’obtenir du régime en place des réformes et des droits politiques. De ce point de vue, l’objectif est atteint. En revanche, on peut dire, malheureusement, que le régime n’a pas cédé d’un pouce sur les revendications du Hirak. De ce point de vue-là, l’objectif n’est pas atteint. C’est toutefois un mouvement de longue haleine et il faut sans doute du temps pour qu’il produise ses effets.»
Kader Abderrahim: «En apparence, le régime a gagné puisqu’il est parvenu à se maintenir. Mais c’est une illusion parce que même s’il a toujours disposé d’une grande capacité de manœuvre (étant au pouvoir depuis 1962), c’est moins le cas aujourd’hui. Ce constat vaut aussi au regard des partenaires de l’Algérie qui considèrent, aujourd’hui, que ce régime est finissant.»
Sputnik: Vous pensez que le Président Abdelmadjid Tebboune n’a pas la capacité de faire un mandat complet?
Kader Abderrahim: «C’est très difficile de répondre à cette question. A priori, M. Tebboune a tous les éléments qui lui permettent d’aller au bout de son mandat. Il bénéficie du soutien de toutes les institutions algériennes: l’armée, la police, la gendarmerie, la justice. Il bénéficie, également, de la rente pétrolière et gazière qui lui donne une soupape de sécurité. Malgré tout, le régime est en sursis. Les revenus du pétrole ont chuté de 50% avec la baisse du prix des hydrocarbures sur le marché mondial. Il faut aussi tenir compte de la contestation interne et des menaces externes aux frontières de l’Algérie: la Libye, le Mali, le Niger, sans oublier la question du Sahara et la fermeture des frontières avec le Maroc.»
Sputnik: Quelle est la nature de la relation entre les différentes composantes du pouvoir algérien, que vous évoquez dans votre livre, à savoir la présidence, l’armée et le FLN (Front de libération nationale, parti affilié au pouvoir)?
Kader Abderrahim: «Ces relations, complexes, sont celles d’un parrain –qui n’est en fait que coopté par tout le système– face à ceux qui lui sont inféodés. Le régime algérien c’est aussi la capacité pour le Président de la République de faire, et défaire, des personnages qu’il a placés là où ils sont. Mais c’est également de distribuer à ses clientèles des prébendes et des outils qui leur permettent soit de s’enrichir, soit d’asseoir leur pouvoir. C’est en cela que la présidence est un poste très convoité. Et c’est aussi pour cela, d’ailleurs, que l’on fait extrêmement attention à la personnalité que l’on choisit. Avec Abdelaziz Bouteflika, il y avait peut-être eu une erreur de casting parce que le monstre a échappé à ceux qui l’ont créé. Mais aujourd’hui, avec Tebboune, qui apparaît comme un personnage assez falot et sans grande envergure, il n’est pas certain que le système vive la même mésaventure qu’avec Bouteflika.»
Sputnik: Les services ont toujours été une composante importante dans la constellation du «système» à l’algérienne. Avec le Hirak, l’ex-DRS (Département du renseignement et de la sécurité) maîtrise-t-il la situation, arrive-il à la contrôler?
Kader Abderrahim: «Oui et non. Oui parce que les services ont fait en sorte de ne pas se laisser déborder. Et non parce que c’est un mouvement qu’ils n’avaient pas vu venir. Ils n’en ont pas perçu l’ampleur, ni l’importance des soutiens internationaux qu’il a reçus. Je pense, notamment, à la diaspora algérienne et aux démocrates en Occident. Les services ne contrôlent pas vraiment la situation puisqu’ils ne savent pas comment les choses peuvent évoluer. Il faut aussi dire que le grand mérite que l’on peut accorder aux uns et aux autres, à l’intérieur du régime comme au sein de la société algérienne, c’est d’avoir évité que les choses ne dérapent et que l’on bascule dans la violence.»
Kader Abderrahim: «Je ne le pense pas. D’abord, le Hirak est un mouvement qui a eu une ampleur unique. On parle souvent d’Alger en oubliant que ce sont, aussi, tous les vendredis, des millions d’Algériens qui se retrouvent dans toutes les autres villes du pays! On a pu également voir que la sociologie traditionnelle du FLN fait défaut puisqu’une partie de la population, notamment dans les villes du sud et de l’est du pays, [fiefs du FLN, ndlr] a défilé en apportant son soutien à ce mouvement. C’est ce qui fait, d’ailleurs, la singularité de ce Hirak, "transcourant", national et dépassant les clivages traditionnels, sociologiques et ethniques que l’Algérie avait connus jusque-là.»
Sputnik: Le Hirak, cette «contestation endogène» à laquelle est confronté le pouvoir algérien, intervient alors qu’il y a «des défis exogènes aux frontières», ce qui devrait pousser l’Algérie à «faire des révisions déchirantes de ses dogmes et procéder à des changements», écrivez-vous dans votre livre. Jusqu’où iront les concessions?
Kader Abderrahim: «Il est difficile de répondre à cette question. L’idéal, c’est que le régime comprenne les évolutions en cours dans son environnement régional. Cela suppose qu’il prenne en considération l’évolution des rapports de force en Méditerranée, au Maghreb et au Sahel. On a vu, récemment, l’évolution du régime dans le rôle de médiateur qu’il souhaite jouer à propos de la guerre en Libye. On voit que l’Algérie déploie tout son savoir-faire. Certes, l’Algérie dispose de diplomates de grande qualité. Mais c’est un savoir-faire "d’hier", datant presque de la guerre froide. Aujourd’hui, les choses ont considérablement évolué et il faut s’adapter! Sur le conflit libyen, par exemple, il faudrait prendre en compte l’intervention d’acteurs externes à la Méditerranée et au Maghreb. Je pense notamment à la Russie, qui est une grande puissance, mais aussi à la Turquie qui veut jouer un rôle régional au-delà de "sa" Méditerranée. Faute d’une prise en compte de ces évolutions, le régime algérien pourra être violemment balayé, un peu à l’image de ce que l’on a appelé, un peu facilement, les printemps arabes et qui concerne des pays, des circonstances et des contextes très différents.»
Kader Abderrahim: «Cela fait partie des hypothèses que je formule. Aujourd’hui, l’Algérie est impliquée directement dans le conflit en Libye comme médiateur, de même qu’elle a déjà des forces spéciales présentes sur le terrain. Au fond, l’Algérie est un pays qui a tous les attributs de la puissance. C’est un pays riche, le plus grand d’Afrique, avec une des armées les plus puissantes du continent aussi. Mais l’Algérie a toujours refusé d’assumer ce statut de puissance parce qu’elle s’est constituée, précisément, en rejetant la force et la puissance qu’incarnait la France, pour obtenir son indépendance. C’est probablement davantage psychanalytique que géopolitique. C’est dans l’histoire qu’il faut chercher les raisons de ce dogme qu’est la non-ingérence.»
Sputnik: Quelle est l’incidence de cette période de fluctuation que vit l’Algérie, depuis la fin de l’ère Bouteflika et jusqu’à aujourd’hui, sur le dossier du Sahara occidental qui compte l’Algérie parmi ses plus fervents défenseurs. Alors même que le Maroc marque des points sur la place africaine…
Kader Abderrahim: «Le Maroc est un État qui existe depuis 12 siècles. Ce que l’on appelait alors l’Empire chérifien négociait avec Louis XIV des accords bilatéraux. De même qu’il était le premier à reconnaître l’indépendance des États-Unis en 1776. Le Maroc a donc une profondeur historique et étatique que peu de pays dans le monde possèdent. Cette question du Sahara est un héritage de la Guerre froide. Là aussi, comme sur tout le reste, cela va conduire à des révisions déchirantes pour l’Algérie parce que personne n’imagine le Maroc renoncer à sa souveraineté sur le Sahara. C’est une question d’identité. La question pour le régime en Algérie, c’est de savoir quel est son objectif pour le Sahara. Il m’est d’ailleurs arrivé de poser cette question à des dirigeants algériens sans que je puisse trouver de réponse. C’est bien la preuve qu’ils ne sont pas en capacité de formuler un nouveau projet autour duquel ils pourraient rassembler une large frange de l’opinion algérienne. Un projet qui se constituerait autour de valeurs partagées et non plus autour de l’idéologie exclusive. Aujourd’hui, le Maghreb doit se constituer. C’est un impératif et un horizon, y compris pour le régime algérien.»
Kader Abderrahim: «Officiellement, les Algériens disent toujours qu’il ne s’agit pas d’un problème entre l’Algérie et le Maroc, mais plutôt entre l’ONU et le Maroc. Sauf que dans les faits, le régime algérien soutient diplomatiquement, militairement et logistiquement le Polisario. Donc l’Algérie est impliquée, directement, malgré tout ce que l’on peut dire.»
Sputnik: Venons-en au Mali. Nous avons d’un côté une Algérie qui est favorable à un pays paisible à ses frontières, de l’autre côté, une opération française, Barkhane, qui se poursuit au Mali, contre les terroristes. Peut-on dire que les intérêts de l’Algérie et de la France soient convergents?
Kader Abderrahim: «En apparence oui, même si l’Algérie a été très mécontente de voir le déclenchement de la guerre au Mali et l’immixtion de la France. Elle ne supporte pas cette idée que l’on vienne jouer dans ce qu’elle considère être son espace stratégique et son champ d’influence. Certes, l’Algérie et la France ont des intérêts communs [au Mali] puisque l’un et l’autre combattent les mêmes ennemis qui sont les terroristes. Mais ils n’utilisent pas les mêmes moyens. Surtout, je pense qu’ils n’ont pas les mêmes objectifs. L’objectif de la France est de redonner au Mali une certaine stabilité afin de préserver ses propres intérêts. L’objectif de l’Algérie est de se débarrasser, le plus loin possible, des groupes terroristes. Sauf qu’aujourd’hui, ceux-ci sont implantés non seulement au Sahara, mais dans les différentes sociétés dont nous parlons, en Algérie, en Libye, au Niger et au Mali. Entre-temps, le terrorisme est venu se greffer sur des questions restées en jachère depuis près de 40 ans, notamment la question touarègue. On n’a jamais voulu traiter cette question d’un point de vue politique en répondant aux différentes revendications, mais exclusivement d’un point de vue sécuritaire. Ce qui nous ramène à l’un des grands défauts de ce régime politique [algérien], qui ne comprend pas que les sociétés, aujourd’hui, ont leur propre dynamique et ne répondent pas, toujours, aux injonctions de l’État.»