En conséquence, si à l’automne Boeing décrochait son troisième trimestre de pertes en dix ans, cette fois-ci, c’est le résultat de l’année entière qui est dans le rouge. Le 29 janvier, la firme de Chicago annonçait une perte nette de 636 millions de dollars, une première depuis… 1997.
Quant au résultat d’exploitation, c’est le grand écart. Il passe d’un bénéfice de près de 8 milliards de dollars en 2018 à une perte de 6,6 milliards. Des résultats qui trahissent une perte de confiance des clients depuis les déboires du 737 Max. Pour mémoire, ces derniers sont la conséquence des deux crashs, de Lion Air et d’Ethiopian Airlines, respectivement en octobre 2018 et mars 2019. Des accidents provoqués par la défaillance du système anti-décrochage propre aux 737 Max, le MCAS (pour Manoeuvring Characteristics Augmentation System) et de ses deux sondes d’incidence qui mesurent l’angle de vol. Censé faire piquer du nez l’appareil en cas de décrochage, le logiciel de Boeing avait une fâcheuse tendance à se déclencher inopinément.
Deux catastrophes aériennes qui ont entraîné la mort de 346 passagers et membres d’équipage au total. Consécutivement au premier crash, Lion Air et la sécurité aérienne indonésienne avaient été pointées du doigt. Puis, après les premiers résultats de l’enquête, Boeing avait mis en garde les opérateurs de 737 Max contre le risque de dysfonctionnement des fameuses sondes d’incidence. Il faudra attendre un deuxième crash, cinq mois plus tard, pour qu’à travers le monde, les autorités aériennes ferment leur espace aérien au best-seller de Boeing. Les États-Unis seront les derniers à prendre cette décision.
D’ailleurs, l’argument commercial était tout trouvé pour la firme américaine: grâce aux fortes similitudes entre le 737 et le 737 Max, les compagnies aériennes étaient assurées d’économiser des «millions de dollars» en formation des pilotes. Au micro de CNN, un commandant de 737 dénoncera un «abus de confiance entre le constructeur et les pilotes», d’autres parleront de formations de moins d’une heure dispensées sur tablette.
Au développement expéditif de son futur best-seller s’ajoutent quelques écarts avec les règles de sécurité. En effet, Boeing ne prenait visiblement pas la peine de passer les contrôles de la Federal Aviation Administration (FAA), le régulateur aérien états-unien, se payant le luxe d’autocertifier ses appareils.
«Sur cet appareil, il y a un problème de conception, il y a un problème de certification et un problème de procédure. C’est parce que les trois problèmes ont eu lieu ensemble qu’il y a eu ces crashs […] qui auraient pu tous deux être évités», s’emportait au micro de Sputnik Bertrand Vilmer, PDG du cabinet d’expertise Icare aéronautique et ancien vice-président d’Arianespace, dans la foulée du second crash.
La FAA, non contente d'avoir délégué aux constructeurs eux-mêmes des tâches de certification «de haut niveau» qui lui revenaient pourtant, aurait même mis la pression sur son homologue européenne, l’EASA, pour qu’elle certifie l’appareil et permette donc la commercialisation du 737 Max en dehors des frontières américaines. Réciprocité oblige, si les Européens n’obtempéraient pas, ils exposaient les futurs appareils d’Airbus (certifiés quant à eux dans les règles) au risque de ne pas l’être aux États-Unis.
Comme le rappelaient nos confères de La Tribune, au moment du second crash, 52 Boeing 737 Max sortaient chaque mois des chaînes de production.
Le Boeing 737 Max, un appareil «conçu par des bouffons […] supervisés par des singes» comme le résumait à sa façon un salarié de Boeing, dont le courriel a été rendu public en début d’année par la commission d’enquête parlementaire qui enquête sur la procédure d’homologation. Ce message interne datant de 2017 «résume la tonalité générale sur plusieurs années», souligne un confrère des Échos.
L’annonce des mauvais résultats financiers pour l’année 2019, aussi «historiques» soient-ils pour le constructeur aéronautique américain, n’a pas le moins du monde ébranlé la confiance des investisseurs. Le même jour, le cours de l’action Boeing a progressé à Wall Street de près de 1,72%, pour s’établir à 322,02 dollars.
Il faut dire que tout n’est pas noir dans le ciel de Boeing. Le 25 janvier, l’avionneur effectuait le premier vol d’essai du 777X, une nouvelle version du célèbre 777, qui devrait lui permettre de faire concurrence au A350 d’Airbus ainsi que de compenser les pertes dues à la crise du 737 Max. La décision d’Airbus de stopper la production de l’A380 en 2021 sonne aussi comme la victoire du plus grand biréacteur du monde, made in USA, sur le plus gros long-courrier au monde.