Soixante ans après les indépendances, pourquoi l’Afrique subsaharienne est-elle toujours aussi peu industrialisée? Même si la communauté internationale, hormis peut-être l’Onudi dont le siège est à Vienne, semble s’intéresser davantage au développement de l’Afrique qu’à son industrialisation, la question hante les économistes de tous bords. C’est le cas à la Banque mondiale, qui a déjà beaucoup planché sur le sujet, ou bien dans des organisations panafricaines comme la Banque africaine de développement (BAD) ou la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, qui produit énormément d’études sur les conséquences de l’entrée en vigueur de la zone de libre-échange continentale pour la production locale.
Avec, à chaque fois, le même constat qui n’a pas encore trouvé de réponse, contrairement à ce qui s’est produit en Asie dès les années 60 avec l’émergence des «tigres d’Asie». Certains, comme la Corée du Sud, avait le même PNB que le Sénégal au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Une trop grande externalisation dans les choix de politique industrielle de la plupart des gouvernements africains n’a pas permis l’émergence de ces pays tandis qu’un manque de vision commune aux 54 États africains les empêche de marcher d’un même pas. À quelques rares exceptions, les économies africaines restent donc des «économies de rente», faute de production industrielle à grande échelle et de valeur ajoutée manufacturière (VAM).
Roland Portella, qui préside la CADE (Coordination pour l’Afrique de demain), un club économique basé à Paris créé il y a une vingtaine d’années pour «changer l’image de l’Afrique», estime que:
«Il y a en Afrique un dynamisme entrepreneurial qui peut conduire à l’industrialisation, mais ce n’est pas suffisant. Les leviers stratégiques manquent dans la plupart des pays africains. Hormis pour le Maroc, l’Égypte et l’Afrique du Sud, qui doivent être mis à part, dans d’autres pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Congo, le Cameroun, il n’y a pas vraiment de vision stratégique sur l’industrialisation, seulement de vagues plans qui ont été élaborés quand on a commencé à parler de diversification.»
Spécialiste du développement des entreprises et de la structuration des filières de production, Roland Portella dirige également un cabinet de conseil appelé Dratigus Development. Il propose aux entreprises intéressées ainsi qu’à certains États et collectivités territoriales des écosystèmes de production et de structuration de nouvelles filières industrielles et d’innovation en Afrique. En tant que président de la CADE, il travaille également à la promotion de politiques publiques visant à «bâtir des industries modernes et compétitives en Afrique», à la valorisation de stratégies industrielles et au développement d’un leadership entrepreneurial grâce, notamment, à l’appui de l’OCDE, d’Afreximbank et du cabinet d’avocats Herbet Smith Freehills.
La CADE planche, par ailleurs, sur l’élaboration d’outils d’aide à la décision de promotion des potentiels technologiques et sur des métiers d’avenir dans les économies vertes et en transition écologique en Afrique. Enfin, d’autres instruments tels qu’une plateforme de valorisation des matériaux écologiques ou un projet de développement des laboratoires mathématiques en direction des systèmes de formation professionnelle des entreprises et des administrations publiques «sont également en cours d’élaboration», précise-t-il.
«Le manque d’accès aux financements pour la plupart des industriels africains est, certes, un sérieux handicap mais c’est surtout le manque d’investissements dans le capital humain de la part des entreprises comme des États, parce que la formation coûte très cher, qui constitue aujourd’hui le plus grand frein à l’industrialisation de l’Afrique», affirme Roland Portella au micro de Sputnik France.
Pas d’industrialisation de l’Afrique sans énergie fossile
Si ce coût induit doit pousser, selon lui, les États africains à rechercher des coopérations internationales avec des pays comme l’Allemagne, voire avec certains tigres asiatiques, il y a un autre secteur dans lequel la recherche d’alliances stratégiques se révèle indispensable. Dans le secteur de l’énergie, où les besoins du continent sont énormes, la ruée de certains grands groupes étrangers constitue non pas une tentative de recolonisation de l’Afrique mais, au contraire, une aubaine qu’il ne faut pas laisser passer, insiste-t-il.
«Le domaine énergétique appartient aux prérogatives régaliennes des États –que ce soit pour le transport ou la production d’électricité qui font l’objet de concessions à des entreprises privées. Mais n’oubliez pas que la plupart des entreprises nationales dans ce secteur ont failli, dans les décennies précédentes, que ce soit sur le plan de la gouvernance ou du fait d’un manque de capitaux. D’où la nécessité d’avoir des entreprises étrangères qui prennent le relais en attendant», affirme Roland Portella.
Certes, dans les dix ans à venir, des champions énergétiques nationaux privés devraient finir par émerger. Il en existe d’ailleurs déjà. Mais, en plus d’une meilleure organisation des marchés nationaux, va se poser très vite la question de l’organisation de la production et de la distribution d’électricité à l’échelle régionale, voire continentale. Or, pour l’instant, «rares sont les États africains qui ont réussi à harmoniser leur politique énergétique avec celle de leurs voisins», note-t-il.
De surcroît, hormis pour la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui a mis en place des études d’impact pays par pays depuis 2015 pour leur permettre d’atteindre le meilleur mix énergétique possible, en tenant également compte des besoins de leurs industries locales, il déplore que l’on cherche à imposer la production d’énergies renouvelables aux États africains, à tout prix.
«Si ce sont des énergies fossiles dont vous voulez parler, la réponse est clairement oui. Il en faut pour industrialiser l’Afrique sinon cette industrialisation n’aura jamais lieu. Même si cela n’exclut pas une montée en puissance des énergies renouvelables dans les mix de chaque État africain, selon ses possibilités. Mais il faudra attendre au moins vingt-cinq ans avant que ces énergies renouvelables (solaire, éolien, etc.) ne puissent véritablement faire une différence. En l’état actuel du développement énergétique de l’Afrique, on ne peut pas faire l’économie d’un mix qui n’inclurait pas des énergies fossiles», poursuit l’expert.
Les exemples du Maroc et de l’Algérie
Il n’y a pas que dans le secteur énergétique que les alliances industrielles stratégiques souhaitées par Roland Portella se font jour. Afin de capitaliser sur ses premiers succès dans l'aéronautique ou encore l'automobile, le Maroc, qui a tout misé sur le solaire après l’accident nucléaire de Fukushima, a mis en place au cours des cinq dernières années une «stratégie industrielle dotée de près de 2 milliards d'euros» avec, à la clé, la création d’un demi-million d'emplois.
«L'arrivée d'acteurs mondiaux fait que le Maroc est désormais positionné sur les radars industriels mondiaux et a ouvert un nouvel espace stratégique qu'il lui faut consolider, développer. C'est là toute l'ambition du programme d'accélération industrielle», avait alors affirmé le ministère marocain de l'Industrie dans un communiqué.
Estimant que l’année 2020 constituerait «un rendez-vous important pour faire le bilan», notamment sur la création annoncée d’un demi-million d'emplois, le ministre de tutelle, Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain de l'Industrie, du commerce, de l'investissement et de l'économie numérique depuis 2013, avait promis que la part de l'industrie dans le PIB marocain passerait –en cinq ans– «de 14% à 23%».
Il avait également insisté sur la création d'un fonds de 20 milliards de dirhams (1,8 milliard d’euros) permettant «d'accompagner les entreprises lorsqu'elles s'installent, se restructurent, qu'elles forment leur personnel» dans le but de «donner un nouveau souffle à l'industrie marocaine», avait-il alors déclaré. Tout en appelant de ses vœux «un tissu industriel qui doit monter en gamme» ainsi que l'émergence à venir d'autres secteurs comme «la chimie, la parachimie et la pharmacie».
«En 2018, le niveau de la production manufacturière publique représentait à peine plus de la moitié de celle de 1989. Quant au taux d’utilisation des capacités de production, il montre une sous-utilisation structurelle des installations», a-t-il dénoncé dans une vidéo expliquant toutes les difficultés de l’économie algérienne –qui ne sont pas sans rappeler la situation dans certains pays d’Afrique subsaharienne.
Or, selon lui, ces tares dans le secteur public sont loin d’être rattrapées par un secteur privé «trop petit, qui peine à se développer» à cause du «poids de l’administration, de la corruption et du lobby des importateurs» qui «bloquent son développement», a insisté l’analyste français. Composé à 90% de microentreprises à caractère familial, qui opèrent pour la plupart dans l’informel, le secteur privé algérien est surtout présent dans des activités peu ouvertes à la concurrence internationale. Quant aux grandes sociétés privées, elles sont peu autonomes, le plus souvent liées à l’appareil politique et à l’armée, avec qui elles entretiennent des relations parfois douteuses. Bref, un système gangréné de l’intérieur qui explique pourquoi, d’après Alexandre Milicourtois, le nouveau Président Abdelmadjid Tebboune «se dresse face à un mur».