Une «ligne rouge» a-t-elle été franchie au Moyen-Orient dans la surenchère entre Washington et Téhéran? La réponse à cette question fait peu de doute après la mort de Qassem Soleimani, très populaire général iranien, abattu dans son convoi par une frappe de drone américain dans la nuit du 2 au 3 janvier aux abords de l’aéroport de Bagdad.
En effet, Qassem Soleimani n’était pas seulement le chef des forces Al-Qods – l’unité des forces spéciales des Gardiens de la révolution (CGRI) –, au-delà de ses faits d’armes accumulés au cours d’une carrière militaire de 40 années, il avait su s’illustrer jusqu’aux yeux de l’Occident en s’alliant aux Américains contre les Talibans* en Afghanistan et plus récemment en prenant une part active dans la libération de Mossoul en Irak, qui était alors aux mains de Daech*.
Un assassinat qui intervient dans un contexte d’humiliation pour les États-Unis en Irak. Depuis fin octobre, 11 attaques ont été menées contre des installations abritant des militaires ou diplomates américains, dont la dernière en date est celle contre l’ambassade des États-Unis. Le 31 décembre, des manifestants prenaient d’assaut le bâtiment de la mission diplomatique américaine à Bagdad - en plein cœur de la très sécurisée zone verte - afin de protester contre des frappes sur des installations du Hezbollah à la frontière irako-syrienne. Des frappes américaines elles-mêmes portées en représailles à des tirs de roquettes sur une base irakienne à Kirkouk qui avaient tué un sous-traitant des États-Unis quelques jours plus tôt. Une attaque non revendiquée pour laquelle le Président américain avait tenu l’Iran responsable, promettant dans un tweet de faire payer «le prix fort» à Téhéran. Même cas de figure pour les incidents de l’ambassade américaine, qui n’ont pas fait de victime, ceux-ci étaient aux yeux de Donald Trump «orchestrée» par l’Iran. Le Président américain qui, selon le Pentagone, aurait lui-même ordonné de «tuer» Qassem Soleimani, afin de «protéger le personnel américain à l'étranger.»
Vendredi, alors qu’en Iran le ministre de la Défense et le guide suprême de la Révolution islamique promettaient de «venger» la mort de Soleimani, Donald Trump brandissait la menace de nouvelles frappes en cas de riposte de Téhéran et le Pentagone approuvait l'envoi de 3.000 à 3.500 soldats américains supplémentaires au Moyen-Orient. Face à cet emballement, la réaction française a semblé tarder à venir, jusqu’à ce que durant l’après-midi l’Élysée rapporte qu’Emmanuel Macron s’était entretenu avec Vladimir Poutine, un peu plus tard c’était au quai d’Orsay de faire état d’un entretien entre Jean-Yves Le Drian et le secrétaire d’État américain Mike Pompeo.
Un communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères «lambda» aux yeux d’Emmanuel Dupuy qui préfère mettre l’accent sur le dialogue «beaucoup plus structurant» entre les chefs d’État français et russe. Le spécialiste en relations internationales revient pour Sputnik sur cette escalade de violence au Moyen-Orient – sur fond d’enjeux électoraux américains – que rien ne semble pouvoir arrêter.
Sputnik: L’Élysée a fait savoir le 3 janvier qu’Emmanuel Macron s’était entretenu dans la matinée avec Vladimir Poutine et qu’il restera en «contact étroit» avec ce dernier, afin d’«éviter une nouvelle escalade dangereuse des tensions et appeler toutes les parties à la retenue». Parallèlement, le quai d’Orsay a également publié un communiqué suite à l’entretien de Jean-Yves Le Drian et son homologue américain Mike Pompeo. Dans ce document, la France appelle «chacun» à la retenue et l’Iran «à éviter toute mesure susceptible d’aggraver l’instabilité régionale» ainsi qu’«à revenir rapidement au plein respect de ses obligations nucléaires».
Sputnik: Paris a tardé à réagir, exception faite des sentiments de se «réveille[r] dans un monde plus dangereux» exprimés par la secrétaire d'État aux Affaires européennes au micro de nos confrères de RTL.
Emmanuel Dupuy: «A priori, la France a été mise hors d’état de nuire – au sens figuré du terme. Premièrement les Américains ont très mal accepté que la France serve de médiateur. Il y a un élément qui est à mettre en avant, c’est que cette décision de frappe met de côté et marginalise le Président Rohani, donc fragilise le camp des modérés, et ne fait que renforcer le sentiment de revanche, le sentiment de souveraineté nationale. Encore une fois Qassem Soleimani était plus qu’un général, il était une personnalité politique très respectée au sein du camp conservateur, d’ailleurs on lui prêtait l’éventualité d’une candidature à l’occasion de la prochaine élection présidentielle en 2021. Les Américains, en frappant ainsi, veulent être dans une logique de confrontation binaire où le Président Donald Trump ne considère en face de lui que le guide suprême de la révolution, réduisant à néant toutes les options diplomatiques sur lesquelles nous escomptions encore nous appuyer. Quand je dis "nous" c’est évidemment par rapport à la tentative de médiation française qu’avait initiée le Président Emmanuel Macron lors du sommet du G7 à Biarritz en août dernier.»
Sputnik: Ce silence du ministère français des Affaires étrangères tranche avec les réactions – aux accents de condamnation – de ses homologues russe et chinois, à l’encontre des États-Unis. Moscou a présenté ses «sincères condoléances au peuple iranien», de son côté Pékin appelle «toutes les parties concernées» à la retenue, «en particulier États-Unis».
Sputnik: Le général Qassem Soleimani était très populaire en Iran. Depuis ce matin une question est sur toutes les lèvres, quelles seront les conséquences d’une telle action des États-Unis pour la stabilité de la région?
Emmanuel Dupuy: «La stabilité de la région était déjà très faible et cette nouvelle ligne rouge qui a été franchie, avec une décision unilatérale, prise par le Président américain, vraisemblablement en Floride, [a été faite, ndlr] sans réelle concertation. En tout cas c’est ce qu’affirment et confirment un certain nombre d’interrogations, notamment celles qui sont émises par la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, qui dit ne pas avoir été informée, et évidemment d’un certain nombre d’autres parlementaires. Cela ne fait que conforter l’idée selon laquelle les États-Unis ont cherché une réponse à des attaques qui ont ciblé leur ambassade qui a été littéralement prise d’assaut il y a de cela quelques jours. Bien évidemment Trump avait annoncé qu’il riposterait à la mort d’un Américain, qui a été tué le 27 décembre. Néanmoins la réponse avait déjà a été provoquée par les Américains avec la mise hors d’état de nuire d’un certain nombre d’éléments des Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi), [une coalition paramilitaire majoritairement pro-Iran, ndlr.] lourdement frappées, provoquant la mort de 27 personnes. La mort du général Soleimani – un puissant général qui était éminemment respecté et d’une certaine façon adulé à Téhéran, d’ailleurs un récent sondage le plaçait en terme de popularité devant le guide de la révolution iranienne, Ali Khamenei, et devant le Président Hassan Rohani – va évidemment provoquer une réaction en chaîne.
Il faut avoir à l’esprit que l’assassinat du général iranien s’accompagne également de l’assassinat du responsable adjoint – mais néanmoins important – irakien des Unités de mobilisation populaire, Abou Mehdi al-Mouhandis. Cela va provoquer une déflagration, non seulement régionale mais avant tout en Irak où les signes avant-coureurs d’une riposte iranienne sont déjà là puisque l’ambassade américaine a demandé expressément à tous les ressortissants américains de quitter Bagdad et on apprend il y a quelques minutes que tout le personnel des ambassades occidentales et de quelques agences onusiennes est également sur le qui-vive en appelant à quitter immédiatement le territoire irakien.»
Sputnik: Au-delà du personnel des ambassades ou des ressortissants américains présents en Irak, quelles conséquences également à terme pour la présence militaire des États-Unis dans le pays?
Sputnik: Vous mettez en avant cette «ligne rouge» qui aurait été franchie, ainsi que le statut qu’avait le général Qassem Soleimani dans son pays, ne pourrait-on pas aller jusqu’à parler d’un acte de guerre?
Emmanuel Dupuy: «Évidemment, l’assassinat de deux personnes peut être considéré comme un acte de guerre, d’ailleurs Agnès Callamar, qui est la représentante spéciale de l’Onu sur les exécutions extrajudiciaires, ne fait que dire cela, nonobstant la personnalité visée. Il faut peut-être rappeler que les Américains considèrent depuis avril 2019 les Gardiens de la révolution comme une organisation terroriste, mais cela ne veut pas dire que c’est partagé par d’autres pays, par exemple la France ne considère pas les Gardiens de la révolution comme tel. On est dans une situation où un palier supplémentaire a été franchi, confirmant le fait que nous sommes dans une situation très paradoxale. D’un côté le Président américain prend une décision politique – visant à montrer qu’il est le commandant en chef des forces américaines – en disant qu’il souhaitait que les troupes américaines quittent la région […], en enlevant des troupes de Syrie, en annonçant un retrait de 8.000 soldats américains en Afghanistan et paradoxalement en renforçant le front irakien. Donc on voit bien qu’il y a une forme de contradiction ou peut être quelque chose qui n’a pas été pensé suffisamment en amont par rapport aux conséquences que cela risque d’avoir.
C’est un acte de guerre, mais c’est surtout une frappe disproportionnée, d’ailleurs certaines voix commencent à interroger. Pourquoi fallait-il frapper le symbole même de la souveraineté iranienne – objet de fierté – le général Qassem Soleimani? Lui qui est auréolé de victoires militaires, que ce soit la libération de Mossoul en juillet 2017 ou le combat qu’il a mené à la frontière entre le Liban et Israël au moment de la guerre dite des 33 jours en 2006, aux côtés de son compagnon d’armes Hassan Nasrallah le chef du Hezbollah. Celui-là même qui a dit, comme les Unités de mobilisation populaire, qu’ils étaient prêts à riposter à partir du territoire libanais, vraisemblablement en visant Israël qui est accusé d’avoir soutenu cette intervention. Donc, oui, c’est un acte de guerre, qui a été pris de manière unilatérale sans en informer les partenaires que nous sommes, nous pays européens et occidentaux. On apprend au fur et à mesures que le Premier ministre Netanyahou a été informé quelques minutes avant que la décision soit prise. Une décision qui aura des conséquences, les troupes occidentales qui luttent contre Daech* le font concomitamment à partir de bases localisées à proximité de celles des Américains. Donc, s’il devait y avoir des frappes en retour sur des bases américaines, inexorablement la vie des soldats occidentaux et singulièrement des Français serait mise en péril.»
*Organisation terroriste interdite en Russie