«D’un effectif de 6.491 éléments à ses débuts, la MINUSMA en compte aujourd’hui 14.400, plus du double. Paradoxalement, l’agression terroriste contre le Mali s’est intensifiée. Et pire, le terrorisme étend son spectre ravageur à d’autres pays, charriant au quotidien des morts, des blessés, des réfugiés et personnes déplacées», a constaté amèrement le président Macky Sall à l’ouverture le 18 novembre du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité.
Créée le 17 janvier 2013, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies au Mali (MINUSMA), a reçu comme mission du Conseil de sécurité «l’appui aux efforts de stabilisation du pays, la protection des civils et le rétablissement de l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national.» Mais, de l’aveu même du chef de l’État sénégalais, avec l’augmentation du nombre de troupes déployées sur le terrain, les attaques sont devenues «plus fréquentes, plus meurtrières et plus audacieuses».
Au même moment qu’il ouvrait ce Forum de deux jours, en compagnie de son homologue mauritanien, le Président Mohamed Ould Ghazouani, invité d’honneur de cette sixième édition consacrée cette année aux défis sécuritaires du multilatéralisme dans le Sahel, s’est d’ailleurs produite une attaque par de présumés terroristes à Tabankort, sur la frontière entre le Mali et le Niger. Selon l’armée malienne, 30 militaires et 17 terroristes ont été tués et du matériel détruit chez l’ennemi.
Le chef de l'État a raccompagné son homologue mauritanien qui a regagné Nouatchott au terme d'un séjour de 24h. Le Président Mouhamed Ould Cheikh El Ghazouani était l'invité d'honneur de la 6e édition du forum de #Dakar sur la paix et la sécurité en #Afrique @Kebetu pic.twitter.com/LbXCOz76eB
— Présidence Sénégal (@PR_Senegal) November 19, 2019
Conscients des ravages que les attaques récurrentes des groupes djihadistes installés au Mali provoquent dans la sous-région, les Présidents sénégalais et mauritaniens ont réclamé un mandat renforcé pour les forces militaires et de sécurité combattant les djihadistes au Sahel, notamment les troupes de la MINUSMA déployées au Mali.
«Pourquoi, alors que pas moins de 30.000 hommes au total [en comptant les forces armées maliennes et celles de la sous-région, ndlr] sont pris en otage par une bande d’individus, ne sommes-nous pas capables de régler ce problème?» s’est notamment interrogé le chef de l’État sénégalais.
«Des forces régionales mobiles, plus légères, et connaissant mieux le terrain doivent être davantage privilégiées, plutôt qu’une force lourde et statique», a insisté le Président mauritanien, évoquant la force conjointe du G5 Sahel à laquelle participe son pays aux côtés du Burkina Faso, du Mali, du Niger et du Tchad. Tandis que, fort de l’expérience du Sénégal comme membre non permanent du Conseil de sécurité (2016-2017), le Président Macky Sall a, pour sa part, appelé la Chine et la Russie à ne pas s’opposer à une révision du mandat de la MINUSMA au sein de laquelle sont déployées des troupes sénégalaises.
Déployé sur le terrain dans le cadre de missions ponctuelles, Alioune Tine a pris ses fonctions d’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali le 1er mai 2018. Membre fondateur et président de la Rencontre Africaine Pour la Défense Des Droits de l’Homme (RADDHO) pendant de nombreuses années, il a ensuite été directeur d’Amnesty International en Afrique de l’Ouest avant de créer en mars 2019 Afrikajom Center à Dakar, un think tank sénégalais consacré aux droits humains, à la paix et sécurité et à l’environnement. En 2000, il a été coordinateur du Forum des ONG Africaines à la Conférence Mondiale contre le Racisme.
Sputnik France: Comment est perçue la situation sécuritaire actuelle au Mali, entre attaques djihadistes récurrentes et conflits intracommunautaires?
Alioune Tine: «La communauté internationale, ainsi que l’ensemble des États africains, est très consciente de la dégradation de la situation sécuritaire, au Mali comme au Burkina Faso. Toutefois, il n’y a toujours pas de consensus sur les réponses à donner. Tout le monde compte sur la MINUSMA pour stabiliser la situation, ce qu’elle fait d’ailleurs très bien en aidant l’État malien. Mais sa vocation est de prévenir les conflits, pas de combattre le terrorisme. Par exemple, elle fait beaucoup dans le cadre des conflits interethniques pour aider à renouer le dialogue et mobiliser à la base, que ce soit les chefs coutumiers, religieux ou autres… La MINUSMA est dans son rôle en contribuant à la reprise du dialogue national, qui est le grand thème, en ce moment, au Mali. Il ne faut donc pas lui demander plus qu’elle ne peut donner.»
Sputnik France: Pourtant le Président Macky Sall, ainsi que son homologue mauritanien ont demandé un renforcement du mandat de la MINUSMA à l’ouverture du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité. Est-ce crédible?
Alioune Tine: «Ils ne sont pas les seuls… C’est un leitmotiv des Présidents africains de cette région: le Président IBK [Ibrahim Boubacar Keïta, ndlr] du Mali, le Président Issoufou du Niger et même le Président Déby du Tchad! Tous veulent que la MINUSMA combatte les djihadistes à leur place. Or, elle n’en a pas reçu le mandat sur le plan du droit international. Renforcer le mandat de la MINUSMA suppose un changement structurel et, au vu de la lourdeur des procédures onusiennes, sans parler des rapports de force au sein du Conseil de sécurité, les chefs d’État africains feraient mieux de changer d’avis. Car c’est à l’Afrique d’élaborer une stratégie, de mobiliser des hommes et de trouver les fonds nécessaires pour assurer sa défense. La communauté internationale en sera d’autant plus encline à l’aider. Mais elle ne pourra venir qu’en appoint. Ce n’est pas elle qui va aller combattre les djihadistes à la place des Africains!»
Sputnik France: Quelles sont les alternatives?
Alioune Tine: «La force Barkhane (France), le G5 Sahel… Il faut penser à renforcer ces structures plutôt que de changer le mandat de la MINUSMA, dont le rôle est de protéger, pas de combattre! Et rien ne sert de répéter toujours la même chose, comme le font certains chefs d’État depuis trois, quatre ans. D’ailleurs, cette demande est restée lettre morte jusqu’à présent. Rien n’a bougé et je peux vous assurer que rien ne bougera.»
Sputnik France: Les chefs d’État du G5 Sahel courent-ils le même risque, que rien ne bouge, concernant les fonds qui leur ont été promis pour renforcer leurs effectifs et leurs équipements afin de lutter contre les attaques terroristes chez eux?
Sputnik France: Quand on voit les difficultés que rencontrent les États du G5 Sahel à faire collaborer leurs forces et leur matériel sur le terrain, sans parler du renseignement, il y a de quoi être inquiet sur leur capacité à lutter contre des groupes terroristes qui sont, par définition, insaisissables. Est-ce aussi votre avis?
Alioune Tine: «C’est vrai les forces armées africaines étaient loin d’être préparées à cette forme de conflit asymétrique. Maintenant que la menace est clairement identifiée, à eux d’en tirer les leçons et de se préparer en conséquence. Le principal défi pour les armées africaines est de se mobiliser et de combattre ensemble les groupes terroristes.
Quant aux États africains, le moment est venu pour eux de faire un véritable examen de conscience en mobilisant tous les segments de la société et pas seulement les militaires. Car rien ne sert de passer son temps à se plaindre ou à jeter l’opprobre sur les autres. Mieux vaut faire front commun si on veut la victoire! Et cela est vrai à tous les échelons de la société... Les conflits ont toujours existé, comme dans toutes les sociétés. Mais ce qui est différent aujourd’hui, c’est que les mécanismes de régulation ancestraux ne fonctionnent plus en Afrique, parce que les États sont trop faibles ou trop corrompus. C’est dans ces failles que s’engouffrent les djihadistes se nourrissant des conflits interethniques et profitant de toutes sortes de trafics.»
Sputnik France: Êtes-vous toujours partant pour un sommet de la CEDEAO, voire de l’Union africaine pour régler les conflits interethniques au Mali?
Alioune Tine: «Absolument et j’ai écrit en ce sens au Président de la commission de la CEDEAO (Jean-Claude Kassi Brou) et à celui de la commission de l’Union africaine (Moussa Faki Mahamat). Car si les djihadistes viennent en Afrique, c’est parce qu’il y a des ressources. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont attaqué récemment une mine d’or au Burkina Faso. Là encore, il faut tirer les leçons de ce qui est en train de se passer sous nos yeux. Il est nécessaire que nous soyons unis en Afrique de l’Ouest et du Centre pour lutter contre le phénomène Boko Haram ou État islamique au Grand Sahel, parce que les groupes terroristes qui sont installés chez nous, eux, sont en train de créer des internationales du crime. Mais je suis persuadé que ce combat doit être mené à l’échelle de toute l’Afrique, car aucun État n’est à l’abri. Le G5 Sahel n’est qu’un début et au vu de ses limites, il faudrait songer à créer une structure beaucoup plus vaste, à l’échelle de la CEDEAO, voire du continent. Nous avions eu en son temps l’Ecomog qui a été très efficace pour résoudre les conflits au Liberia et en Sierra Leone.»
Sputnik France: La venue du Président mauritanien à Dakar vous laisse-t-elle penser que le Sénégal pourrait à terme intégrer la force du G5 Sahel?
Alioune Tine: «La Mauritanie est un allié naturel du Sénégal. La venue du Président Ghazouani à Dakar –sa première visite depuis sa prise de fonction officielle le 1er août– dénote un réchauffement des relations entre nos deux pays. Je m’en réjouis et, effectivement, ne serai pas surpris que le Sénégal se voie proposer de rejoindre la force du G5 Sahel. Même si c’est à Macky Sall d’apprécier… Compte tenu de la qualité et de la très grande préparation de l’armée sénégalaise, reconnue par tous, ce serait un plus pour cette force.»
Alioune Tine: «Absolument, et il faut l’étendre à l’Algérie et à la Tunisie… Plus les armées africaines seront coalisées, de l’Afrique du Sud jusqu’à l’Égypte, qui a aussi une très grande armée, et plus il sera facile de défaire les groupes terroristes sur le continent. Ce qui veut dire commencer par faire des exercices communs, à l’instar de ceux qu’organisent les Américains et le Français en Afrique; mais aussi accepter de mettre en commun leurs ressources logistiques et humaines, y compris d’intelligence.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Sans une implication plus grande des sociétés civiles africaines, rien ne se passera. Car ce combat contre le terrorisme est trop important pour l’avenir des Africains pour qu’il soit laissé aux seuls militaires et spécialistes des questions de sécurité, surtout s’ils sont étrangers! D’autant que la plupart des armées de nos pays ont besoin d’être sérieusement réformées. Mais compter sur la seule communauté internationale pour assurer sa défense est tout aussi illusoire. Si Barkhane et la MINUSMA quittaient le Mali demain, bien sûr que ce serait une catastrophe. À long terme, toutefois, cela arrivera et c’est tant mieux.»