L’embrasement du Sahel, effet papillon de la mort d’al-Baghdadi?

© AFP 2024 THOMAS SAMSON / Forces de défense au SahelForces de défense au Sahel
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La mort du chef de l’EI* Abou Bakr al-Baghdadi est certainement une bonne nouvelle. Elle n’en accélérera pas moins la ruée terroriste vers le Sahel laquelle contribue au malheur des populations africaines. L’arrivée de combattants étrangers sur le continent bouscule la donne, les chaînes de commandement… et plonge les décideurs dans la perplexité.

Auteure de plusieurs ouvrages dont Abobo la guerre, qui dévoile les coulisses de la guerre de 2011 en Côte d’Ivoire, Leslie Varenne est une spécialiste de la politique africaine. Cofondatrice et directrice de l’Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques (Iveris), elle concentre l’essentiel de ses recherches sur la sécurité et l’économie en Afrique de l’Ouest.

Au Burkina Faso, l’attaque du 6 novembre dernier contre un convoi de la société minière canadienne Semafo est la plus terrible enregistrée depuis le début des agressions djihadistes dans ce pays en 2015. Cette offensive, qui a fait, selon le bilan officiel, 38 morts et une soixantaine de blessés, est intervenue quelques jours après le raid contre un camp militaire à Indélimane, dans la région de Ménaka au Mali, au cours duquel 49 soldats ont perdu la vie.

Dans cet entretien à Sputnik, Leslie Varenne analyse l’escalade terroriste au Sahel, particulièrement au Mali et au Burkina Faso. Elle fait également le point sur les différentes solutions envisagées par les décideurs: de la force conjointe de la Cédéao à l’opération européenne Tacouba, en passant par l’appel de chefs d’État africains à la Russie, à l’occasion du sommet Russie-Afrique, d’octobre 2019.

Sputnik: Le Sahel a connu, en l’espace de quelques jours, deux attaques très lourdes en termes de nombre de victimes. Quel autre lien peut-on établir entre les offensives contre Semafo et Indélimane?

Leslie Varenne: «Ces deux attaques sont en effet très meurtrières et les réels bilans sont vraisemblablement plus lourds dans les deux cas. Selon des sources burkinabè, des personnes qui étaient dans les autobus de la Semafo ont réussi à fuir dans la brousse et elles ont été pourchassées par les terroristes, le bilan devrait donc s’alourdir encore! Les États comme les forces extérieures présentes essaient de minimiser les pertes pour ne pas démoraliser les populations et atténuer l’étendue de leurs échecs. L’offensive contre le camp militaire du Mali a été revendiquée par l’État Islamique* (EI), celle du Burkina n’a pas encore été revendiquée mais il est probable qu’elle le soit très vite et que l’on retrouve la signature de l’EI puisque c’est une zone où cette organisation opère.»

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Sputnik: Ce serait donc un peu «l’effet papillon» de la mort de Baghdadi, le 26 octobre dernier à Idlib?

Leslie Varenne: «Depuis la mort d’Al-Baghdadi, il y a eu effectivement une recrudescence d’attaques et d’attentats en Syrie comme en Afrique de l’Ouest, certainement pour montrer que ce groupe a encore une capacité de nuisance. Cela dit, il faut aussi prendre en compte la surenchère entre les différentes factions. Le 1er octobre, le JNIM, dirigé par Iyad Ag-Ghali et affilié à Al-Qaida*, avait revendiqué l’offensive contre les camps militaires de Mondoro et de Boulkessi au Mali qui avait fait là encore une quarantaine de victimes, selon le bilan officiel. Enfin, ces attaques correspondent à un agenda politique de ces groupes. Il n’échappe à personne que l’offensive au Burkina intervient juste après la visite de la ministre française des Armées, Florence Parly, dans ce pays.»

Sputnik: Sommes-nous face à une invasion de combattants étrangers qui quittent en masse le navire syrien?

Leslie Varenne: «Parler d’invasion, c’est beaucoup dire, mais il est vrai que dès la fin de l’année 2018, il y a eu une arrivée de djihadistes étrangers en provenance de Syrie et d’Irak. Leur présence a été remarquée par certains militaires maliens et burkinabè quand sont apparus sur le terrain des engins explosifs et des tactiques militaires plus sophistiqués. Ces étrangers – Afghans, Pakistanais, Tunisiens, etc. – sont aguerris aux techniques de combat. On n’en pas connaît le nombre car c’est un sujet sur lequel personne ne communique – ni les armées nationales, ni la Minusma, ni Barkhane. En tout état de cause c’est une réalité qu’il faut prendre en compte, d’autant qu’avec la fin de la guerre en Syrie, les djihadistes vont continuer à se répartir aux quatre coins du monde, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique de l’Ouest. Sur ce point, feu John McCain avait fait preuve d’une véritable prémonition lorsqu’il annonçait, dès l’automne 2017, l’arrivée des djihadistes en terre africaine!»

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Sputnik: L’arrivée de ces djihadistes bouscule-t-elle la chaîne de commandement établie au sein des «franchises» locales?

Leslie Varenne: «Il est difficile de l’affirmer avec certitude. Au Mali, les locaux gardent le commandement des opérations, mais il n’est pas certain que ce soit le cas au Burkina Faso, ce qui pourrait expliquer les multiples attaques contre les populations civiles. En tout état de cause, les groupes autochtones continuent de se renforcer à la faveur de la situation sécuritaire dans les zones où les États ne sont plus présents. Les populations sont livrées à elles-mêmes, certaines n’ont d’autre choix que de collaborer avec les djihadistes qui occupent le terrain, il en va de leur survie. D’autres y trouvent leur compte puisque les terroristes rendent la justice, instaurent des règles vécues comme justes: pas de corruption, protection des terres, en un mot, ils supplantent l’État défaillant. Pour autant, il faut se garder de stigmatiser une ethnie, en l’occurrence les Peuls, comme j’ai pu le lire dernièrement dans un article qui évoquait le "djihad paysan". Les bonnes formules journalistiques peuvent être cruelles et surtout contre-productives. Cette stigmatisation, déjà utilisée par les États afin de justifier la création de milices, entraîne un cercle vicieux d’attaques et de représailles et pousse ces populations dans les bras des groupes armés.

Enfin, il y a deux ans encore, le nombre de djihadistes au Sahel ne dépassait pas les 1.000 combattants. À l’époque, je dénonçais la surmilitarisation de la zone. Aujourd’hui, combien sont-ils? Probablement dix fois plus, cela démontre que le "tout-militaire" n’est pas la bonne réponse.»

Sputnik: Quelle pourrait être la bonne réponse? Il y a quelques jours, le général Bruno Clément-Bollée écrivait dans Le Monde que la France avait de quoi s’inquiéter et que l’opération Barkhane semblait dans une impasse. Partagez-vous son diagnostic?

Leslie Varenne: «Oui absolument, il a raison, la situation est grave et urgente. L’impasse dans laquelle se trouve l’opération française Barkhane n’est pas nouvelle mais elle devient de plus en plus criante dans la mesure où l’EI et le JNIM réussissent à commettre des attaques aussi meurtrières et symboliques comme dans le cas de la prise des camps militaires de l’armée malienne. Pour ma part, je parlerais plutôt de "bourbier" que d’impasse. Cette situation n’est pas du fait des militaires français, qui font ce qu’ils peuvent dans un territoire immense avec les moyens qui leur sont alloués. Elle est due à une mauvaise lecture politique et à un manque d’anticipation des autorités françaises. Cela fait au moins deux ans que l’on évoque l’enlisement de Barkhane et la stratégie n’a pas changé pour autant. Plus inquiétantes encore sont les réponses annoncées par la ministre des Armées lors de son bref voyage dans trois pays du G5 Sahel, Tchad, Mali, Burkina Faso.»

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Sputnik: Vous faites allusion à la nouvelle opération baptisée Tacouba qui réunirait des forces spéciales des pays européens sous commandement français..

Leslie Varenne: «Oui. Pour l’instant, seul le Danemark a répondu présent et il y a fort à parier que peu d’autres pays risqueront l’aventure dans de telles conditions. En outre, ce ne sont pas quelques centaines de soldats de plus qui changeront la donne. C’est un étage de fusée supplémentaire, un empilement des forces censé fonctionner sur le modèle afghan, avec la réussite que l’on connaît! C’est presque pathétique, les autorités françaises sont tellement en panne de stratégie qu’elles appliquent la maxime «si vous voulez enterrer un problème, créez une commission»! Sauf que le problème est bien réel et survivra au G5 Sahel, à Tacouba et au tout dernier-né: le Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel, P3S, une nouvelle initiative franco-allemande chargée de réformer le…  G5 Sahel!

Cette situation dramatique perdurera tant que ne seront pas apportées des réponses politiques, qui commencent par définir l’ennemi en faisant la différence entre les divers groupes armés, sociaux et sécuritaires.»

Sputnik: Comment peuvent réagir les États, notamment le Mali et le Burkina Faso, au regard de cette situation dramatique?

Leslie Varenne: «Lors du sommet de Sotchi, le Président malien Ibrahim Boubakar Keïta et le Président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré ont tous deux appelé la Russie à la rescousse, déplorant au passage les promesses faites au G5 Sahel et non tenues. Ces chefs d’État ont des raisons d’être mécontents: sur les 423 millions d’euros promis à grand renfort de publicité, ils n’en ont pas encore reçu 10%. Mais il y a fort à parier que la Russie ne s’associera pas avec le G5 Sahel, elle se contentera d’accords bilatéraux avec chaque pays.

Les chefs d’État essayent aussi de se tourner vers les pays arabes. De ce point de vue, il sera intéressant de suivre le prochain sommet du G5 Sahel à Ryad qui aura lieu le 22 novembre prochain. Notons par ailleurs que ces États, notamment l’Arabie Saoudite, ont été des sponsors des djihadistes syriens… C’est un peu un exercice de contorsionniste.»

Sputnik: La proposition de la Cedeao de faire intervenir des forces africaines dans le Sahel serait-elle à ranger, également, parmi les fausses bonnes idées?

Leslie Varenne: «C’est effectivement une très mauvaise idée. D’une part, cette annonce, qui devrait intervenir en novembre, aura pour effet de placer les pays qui y participeront dans l’œil du cyclone terroriste. D’autre part, ces armées, notamment sénégalaise et ivoirienne, ne sont pas préparées aux guerres asymétriques et ne connaissent pas le terrain du Sahel. Il n’est pas utile d’être grand marabout pour prédire qu’elles subiront plus de pertes qu’elles ne gagneront de combats. Enfin, il n’est absolument pas certain que leur arrivée soit appréciée par les militaires burkinabè et maliens. Si pour les bonnes idées, l’imagination est à la peine, les mauvaises font florès: le parti du Président burkinabè (MPP) préconise l’implication de milices d’autodéfense pour combattre le terrorisme, avec tous les risques de massacres interethniques que cela sous-tend. Par conséquent, ces chefs d’État sont eux aussi dans l’impasse, d’autant qu’ils sont aussi décriés dans leur pays, avec une opinion publique vent debout qui appelle à leur démission.»

Sputnik: Leurs populations sont aussi vent debout contre la France dont ils pensent qu’elle poursuit, à leur égard, une stratégie malveillante…

Leslie Varenne: «Le ressentiment antifrançais n’est pas nouveau. Il a commencé en 2011, avec les guerres en Côte d’Ivoire et en Libye, et depuis il n’a cessé d’augmenter, jusqu’à atteindre la cote d’alerte avec l’enlisement de Barkhane. Il est normal que les populations ne comprennent pas comment une armée qui dispose, selon eux, d’autant de moyens ne parvienne pas à anticiper ou contrecarrer les attaques djihadistes. De ce point de vue, la communication de l’armée française est atone. Cela ouvre la voie à tous les fantasmes–  recolonisation, pillage des ressources – alors qu’en réalité, c’est juste une longue succession d’errements, d’erreurs et de mauvaise lecture des situations sociales et politiques. Ibrahim Boubakar Keïta comme Roch Kaboré sont actuellement en très mauvaise posture, il leur est reproché de ne pas prendre la mesure du drame vécu par les populations, de ne penser qu’à rester dans leur fauteuil ou envisager leur réélection, de ne pas avoir de courage... D’où la tentation de surfer eux aussi sur le ressentiment antifrançais afin de retrouver un peu de popularité auprès de leurs citoyens.»

*Organisation terroriste interdite en Russie.

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