Le drame d'Ogossagou n'en finit pas de secouer le Mali: les conséquences de ce massacre de 160 civils peuls dans ce village situé en territoire dogon, près de la frontière avec le Burkina Faso, le 23 mars dernier, viennent d'atteindre le sommet de l'État malien.
Un massacre qui a ému la communauté internationale et choqué les Maliens: la plus jeune victime était âgée d'à peine huit mois. Peuls et Dogons ont d'ailleurs manifesté côte à côte à Bamako pour protester contre la recrudescence des violences communautaires.
Des violences qui ont coûté son poste au Premier ministre du Mali, Soumeylou Boubèye Maïga. Pourtant précédé de la réputation de «maître-espion», son bilan sécuritaire a été jugé désastreux et il était devenu la tête de Turc des dignitaires religieux du Haut Conseil islamique malien (HCIM) et d'une coalition de politiciens. Il a donc été remplacé le 22 avril par Boubou Cissé, ministre sortant de l'Économie et des Finances. Le Président Ibrahim Boubacar Keita (IBK) lui a donné pour mission de former un gouvernement «de large ouverture», selon un communiqué officiel.
Décret N°2019-0317 /P-RM du 22 Avril 2019 portant nomination du Premier ministre pic.twitter.com/6VGGzZ4VQh
— Presidence Mali (@PresidenceMali) 22 avril 2019
Après avoir obtenu le départ du Premier ministre, le Président du HCIM a également dû céder son fauteuil. Atteint par la limite des trois mandats, le très conservateur et wahhabite imam Mahmoud Dicko a été remplacé dimanche 21 avril par Chérif Ousmane Madani Haïdara, un prêcheur au profil moins tranché.
Libéré de ses obligations et fort d'une capacité de mobilisation considérable, Mahmoud Dicko pourrait se lancer en politique. Il ferait ainsi planer le spectre d'un nouveau parti islamiste au Mali et d'un éventuel scénario à l'algérienne, quand le FIS (Front Islamique du Salut) avait failli prendre le pouvoir par les urnes en 1991.
Lors d'une allocution télévisée très attendue, mardi 16 avril, le Président IBK s'est directement adressé à la nation afin de calmer la grogne sociale. Parmi les mesures sécuritaires annoncées, il a promis «plus de militaires dans le centre du Mali», où s'est déroulée la tuerie, ainsi que le soutien renforcé de partenaires tels que la MINUSMA, la force de maintien de la paix de l'Onu et Barkhane, l'opération militaire française déployée au nord du Mali depuis 2013.
«Les violences communautaires ne peuvent s'ajouter à celles des groupes terroristes», a déclaré le Président Ibrahim Boubacar Keita après les manifestations du 5 avril à Bamako, organisées contre l'insécurité grandissante dans le pays, assurant que l'État malien allait sévir contre «toutes» les milices.
À ces annonces s'ajoutent des mesures financières: un fonds d'intervention d'un milliard de francs CFA (1,5 million d'euros) pour tous ceux qui sont en détresse du fait de l'insécurité qui règne dans cette région et le déblocage de 12 milliards de francs CFA (18,2 millions d'euros), affectés aux services sociaux de base. Pour contenir la grogne sociale, qui s'est rajoutée aux affrontements intercommunautaires, principalement entre Peuls et Dogons, il a également promis de débloquer le salaire des enseignants grévistes, l'un des points qui achoppaient dans les négociations.
Dernière annonce et non la moindre: la réforme de la Constitution. C'est l'une des dispositions de l'accord de paix de 2015 signé à Alger. Le chef de l'État malien a proposé d'en débattre lors d'une grande concertation nationale, initialement prévue du 23 au 28 avril, mais qui a été ajournée sine die pour laisser le temps au nouveau gouvernement de s'installer, selon un communiqué officiel.
Pour Alain Antil, directeur du Centre d'Afrique subsaharienne de l'Institut français des relations internationales (IFRI), cette «concertation» risque toutefois d'arriver trop tard:
«L'État malien n'a pas été capable en quatre ans [depuis la signature du Traité de paix en 2015, ndlr] de remplir ne serait-ce qu'un tiers des 78 points des accords d'Alger. Ce n'est pas en une semaine qu'il va y parvenir. C'est justement ce laxisme dû à des élites corrompues que les Maliens, qu'ils soient proches des leaders religieux ou pas, ne supportent plus.
On a donc affaire à une crise majeure de la gouvernance, qui n'est pas sans rappeler ce qui se passe en Algérie ou au Soudan. Sauf qu'au Mali, une révolution populaire pour renverser un dictateur a déjà eu lieu et on n'est pas à l'abri de nouvelles grandes manifestations voire de l'intervention des militaires dans le champ politique. À ce stade, il vaut mieux parier sur le dialogue et la concertation», analyse au micro de Sputnik France le chercheur français qui est un spécialiste des États fragiles du Sahel.
L'annonce du Président IBK de vouloir renforcer la présence militaire au centre du Mali ou de faire intervenir la force française Barkhane, qui est stationnée au nord du pays, lui paraît tout aussi difficile à réaliser:
«La force Barkhane a été créée pour lutter contre les attaques terroristes au nord du Mali et aider les pays du G5 Sahel à sécuriser leurs frontières. Elle n'a pas de mandat pour stationner au centre et encore moins pour intervenir dans des conflits intercommunautaires. Il ne faut surtout pas que la France se mêle de cela. Car, quel que soit le parti qu'elle prendra, elle sera critiquée…», avertit Alain Antil.
Car les raisons profondes de l'affrontement entre Peuls et Dogons relèvent avant tout, selon lui, de l'incapacité de l'État malien à remplir certaines fonctions régaliennes, comme de rendre la justice ou d'assurer la protection de toutes les communautés, alors qu'il a tendance à favoriser l'une par rapport à l'autre.
«Avec la pression démographique dans ces régions où les ressources en eau et en pâturages se font de plus en plus rares, on assiste à une multiplication de petits conflits fonciers que l'État malien n'arrive pas à réguler. Du coup, des milices se forment dans les villages pour faire régner l'ordre […] Un cycle de représailles s'est mis en place, avec une escalade de la violence de plus en plus préoccupante du fait que l'État malien soutient certaines milices au détriment d'autres», affirme le directeur du Centre d'Afrique Subsaharienne de l'IFRI.
«Un génocide demande une préparation en amont, calculée et systématique, avec des distributions d'armes par un État et la volonté d'éradiquer une communauté. Fort heureusement, nous n'en sommes pas encore là au Mali […], même si, reconnaît-il, de nombreux conflits prenant les Peuls pour cible ont éclaté dans la région de Tombouctou, au Burkina Faso et au Niger [deux États voisins du Mali, ndlr], ainsi qu'en RCA ou au nord du Nigéria, où sévit déjà Boko Haram.»
«Son appartenance à la communauté peule n'a pas joué, car, au départ, Amadou Koufa, que les Français croyaient mort et qui est ressuscité, rejetait l'identité peule, disant qu'il se battait pour tous les musulmans. Face à la milice dogon Dan Na Ambassagou, il a changé d'avis et s'est mis à attiser les clivages entre Peuls et Dogons.»
Quant au traitement particulier qu'il faudrait réserver aux «bergers peuls», que l'ancien Président malien, Alpha Oumar Konaré, craignait de voir basculer dans le djihadisme à cause de leur «fragilité», il acquiesce:
«Il y a un fossé dans la société peule entre les élites nobles et les autres. Les bergers peuls qui pratiquent la transhumance sont les plus fragiles. La précarité de leur condition peut les inciter à aller vers des groupes djihadistes pour rechercher une protection. C'est un élément dont il faut tenir compte dans la manière dont on les approche et ce qu'on leur dit pour les dissuader de s'enrôler dans les katibas», estime-t-il.
Y-a-t-il un risque que le Mali, à son tour, sombre dans le chaos des guerres ethniques? Alain Antil ne le croit pas mais appelle de ses vœux « plus d'Etat» à défaut de «plus de militaires».
«Une chose est certaine au Mali: ce sont les religieux les plus extrémistes qui rassemblent le plus de monde dans les stades. Le rejet par rapport à une classe politique jugée corrompue est réel et on doit s'attendre à des soubresauts sur ce front», conclut-il.