Le Hirak (mouvement pacifique algérien), appelé également Révolution du sourire, a été dès le premier jour une affaire d’images. Le réseau Internet était coupé en ce vendredi 22 février, empêchant la circulation des données qui se sont quand néanmoins propagées grâce aux téléphones portables, mais aussi grâce aux photographes mobilisés. Leurs signatures sont désormais célèbres. Ces yeux de la révolution partagent comme un rituel hebdomadaire leurs shoots avec un public de plus en plus large.
Pour Lydia Saidi, jeune photographe de 25 ans travaillant dans une société d’audiovisuel à Alger, le mot «célèbre» est un peu fort. Ayant intégré ce domaine il ya moins de deux ans, elle préfère dire que le Hirak «a participé mieux la faire connaître, c’est tout!». Cette passionnée de photographie documentaire et artistique a vu naître ce mouvement en cet après-midi de février, aussi incroyable qu’inattendu.
«Habitant un peu loin de la capitale, je me suis débrouillée pour m’y rendre tôt et attendre, sans être certaine que quelque chose allait se passer. Et j’ai vu une foule incroyable se déverser sur la capitale. Hommes, femmes, enfants de toutes les tranches de la société marchaient ensemble. La manifestation a certes fini par être réprimée à coups de gaz lacrymogènes et d’arrestations arbitraires, mais le fameux label "Silmiya, pacifique" était né. C’était la signature d’un mouvement qui se veut pacifiste en dépit de tout», se souvient-elle au micro de Sputnik.
Parmi les instants immortalisés par cette jeune photographe, ce cliché pris avant l’avancée des jeunes vers le centre-ville, où pointait à l’horizon l’incertitude, la crainte et… les barricades de police.
«C’est la photo qui me touche le plus car elle me rappelle deux instants. Le premier, c’est celui de l’incertitude, où on ne savait pas encore si la violence serait au rendez-vous ou pas. Le second est celui d’un très beau geste de solidarité. Juste après avoir pris l’image, une bousculade terrible est intervenue. J’ai été protégée par ces mêmes jeunes qui se sont formés en bouclier et me répétaient "n’aie pas peur, n’aie pas peur!"», a-t-elle relaté.
Au début, je pensais que c’était un mirage
Comme elle, Louiza Ammi, grand nom du photojournalisme algérien, retenait son souffle à la vue de la marée humaine qui affluait vers le lieu de rassemblement indiqué dans les réseaux sociaux, la Place du 1er-Mai.
«Lorsque j’ai vu arriver les gens en masse, je n’y croyais pas. Je pensais que c’était un mirage! Je croyais que le peuple était vacciné depuis les événements du 5 octobre 1988 (insurrection populaire, ndlr) et la décennie noire (guerre civile 1992-1999). C’était le "11-décembre" pour moi (manifestations du 11 décembre 1960 ayant précédé l’indépendance de l’Algérie, ndlr). L’image qui était devant moi était celle d’une affiche de cinéma. J’ai eu de la fièvre. J’ai mis quelques minutes à me ressaisir et à sortir mon appareil. Après, je me suis dit que j’aurais dû filmer et pas uniquement photographier», raconte au micro de Sputnik d’une voix haletante, celle qui a couvert les plus forts événements qu’ait connus le pays depuis le 5 octobre 1988.
Cette dernière date est restée estampillée dans l’esprit et la chair de Samir Sid, photographe de renom au Soir d’Algérie, que le Hirak a popularisé davantage. Rencontré dans son bureau, ce professionnel, qui totalise 26 années d’expérience, nous montre les séquelles d’une balle reçue dans son bras gauche, ce 5 octobre 1988, alors qu’il n’avait que 16 ans.
Samir Sid a débuté sa carrière dans la presse sportive en 1993 avant de passer à la presse généraliste. Il a déjà à son actif 17 expositions à l’étranger et une seule en Algérie. Pour lui, cette révolution – comme il tient à l’appeler – s’inscrit dans une ère complètement différente. C’est celle de l’image et du succinct.
«La génération montante fonctionne selon notre adage populaire: montre-moi et ne me dis pas!», retient-il.
Il longe une vingtaine de fois les principaux boulevards et avenues des lieux de rassemblement à la recherche des messages percutants et pertinents répondant à l’actualité de la semaine.
En apportant les dernières retouches à ses photos avant leur publication, les appels fusent et les messages sur les réseaux sociaux se succèdent. C’est pour quand les photos? Son public s’impatiente.
En effet, cela fait huit mois que Samir fournit immanquablement les images des marches du vendredi et celles des étudiants chaque mardi à ses followers. Il s’affaire devant son logiciel. Il est 19h passées: Samir est déjà en retard! Mais cela ne l’empêche pas d’arrêter à chaque fois pour lire les mots d’encouragements et de félicitations en provenance des anonymes. «Un moment rêvé dans la carrière d’un photographe», savoure-t-il.
«Cette révolution est une occasion rêvée, je dirais même un Disneyland pour les photographes. Nous avons à notre portée un événement grandiose qui se déroule depuis huit mois. On peut y exploiter tous les talents. Il ya de quoi faire des livres, des expositions, etc. Nous sommes les supports médias des révolutionnaires. S’ils doivent sortir chaque jour, je sortirai chaque jour!», promet-il.
Contrairement à lui, Ali Laskri n’est pas tenu à un rendez-vous hebdomadaire. Cet autre photographe à succès descend aux manifestations neuf vendredis sur dix à la recherche de l’instant rare. Ses clichés connaissent un succès foudroyant dès leur mise en ligne. Nous l’avons rencontré pendant les chants du vendredi, revendicateurs et festifs. C’est dans ces scènes que cet informaticien de métier part à la conquête de la quintessence du mouvement.
«Je pratique la photographie depuis dix ans par amour et passion. Je marche pour capter une émotion, une action…Mais je ne serai pas déçu si je rentre sans en avoir pris une car ma satisfaction réside dans une photo qui exprime beaucoup, une photo digne de ce nom! Et ma satisfaction s’accroît au regard des réactions qu’elle suscite sur les réseaux sociaux, notamment à travers les expressions, les décryptages les commentaires des gens et les titres qu’ils lui donnent», s’est-il exprimé au micro de Sputnik.
Ce jour-là, sa photo était encore une fois plébiscitée «photo du jour» par les internautes.
Ali est l’auteur du cliché de couverture qui a marqué les esprits lors de la première manifestation du mois de Ramadan de cette année (mois de jeûne pour les musulmans). Alors qu’on craignait la baisse de la mobilisation en raison de la chaleur et de la soif, des photos comme celles d’Ali ont vite déconstruit cette peur et montré que les marches se poursuivaient bel et bien, toujours dans la bonne humeur.
«Je marchais dans Alger en cet après-midi de Ramadan quand j’ai croisé une foule qui se faisait arroser depuis les balcons. Il faisait chaud, les jeûneurs devaient avoir soif et les habitants les rafraîchissaient à leur manière. Cette action m’a marqué. J’ai vu les gens comme j’aime les voir. Ils étaient décontractés, dans l’oubli. Et comme il est difficile de croiser des personnes aussi détendues, dans un moment d’insouciance – car le fait de savoir qu’ils seront pris en photo change leur comportement –, j’ai compris que c’était le bon moment. Cela m’a rappelé que j’ai quelques photos avec l’effet soleil et joie. J’ai directement imaginé comment allait être le résultat», raconte-t-il.
Le dynamisme que connaît aujourd’hui la scène photographique algérienne était autrefois inimaginable, ne manque pas de rappeler Louiza Ammi.
«Pendant les années 1990, il était très risqué de sortir son appareil photo. Les gens se cachaient, refusaient d’être photographiés. Aujourd’hui, les manifestants viennent vers nous et sont en demande. On fait notre travail librement et à loisir», compare-t-elle.
Toutefois, Louiza, qui faisait partie des rares femmes photographes pendant la guerre civile, relève que les contraintes et les difficultés sont grandissantes au fil des semaines. Elles se traduisent par les interpellations auxquelles sont sujets les photographes comme les journalistes, les interdictions de filmer depuis les balcons et l’accès à certains lieux, entre autres.
Là où se trouve le danger, se trouve la photo
Les difficultés, Toufik Doudou les cherche et les brave pour capturer l’instant unique. Ses photos, toutes à buzz, sont prises en suivant son flair. «Là où je sens le danger, une montée d’adrénaline, se trouve la photo!», confie-t-il.
Toufik Doudou, une des signatures imposantes de ce Hirak, a commencé tôt, à l’âge de 16 ans, dans le photojournalisme et le reportage photo. Sa percée s’est faite dans le domaine sportif, notamment en accompagnant les Ultras du Mouloudia d’Alger (doyen des équipes de football algériennes). Il s’est vu propulsé au sommet en avril dernier, lorsqu’il a pris la foule des manifestants réclamant le départ des figures de l’ancien Président Abdelaziz Bouteflika depuis la porte de la Grande Poste, l’un des principaux monuments d’Alger construit en 1910. Devenue virale dès sa publication, les internautes l’ont baptisée «L’Arc de la Grande Poste».
«Ce jour-là, il y avait beaucoup de monde. Je pense que nous étions 2 millions. Je me trouvais en haut des escaliers de la Grande Poste. J’ai levé la tête. J’ai revu en un instant tout le patrimoine représentant l’histoire et l’identité de notre pays. Avec cette architecture néo-mauresque, ces arcades sculptées aux calligraphies représentant des versets du Coran et, de l’autre côté, la foule, j’ai vite eu envie de rendre hommage au patrimoine, à l’architecture et à la mobilisation. À cet instant, j’ai demandé à des jeunes qui étaient agrippés aux portiques de m’aider à monter. J’ai eu le vertige au début, j’étais dans une position risquée car une partie de mon pied était appuyée sur le bois, l’autre était dans le vide. J’ai pris vite les clichés et je suis redescendu», raconte-t-il au micro de Sputnik.
Un franc succès attendait Toufik dès sa publication. Pourtant, ce trentenaire est bien habitué au buzz. Travaillant pour une agence de photographie connue dans le pays, il ne cache pas sa fierté en racontant son parcours:des photos présentées lors d’une exposition des Ultras à Paris, l’exclusivité pour des hautes personnalités algériennes, mais aussi des prises de risque comme lors de l’attaque terroriste du champ gazier de Tiguentourine en janvier 2013, ou les tensions interethniques de Ghardaïa (2013).
Cependant, le succès de Toufik est entaché par la vague d’insultes et de critiques qui s’est abattue sur les photographes et les journalistes depuis le début du Hirak. Le revers de la célébrité qu’il n’a pas vu venir.
En réalité, comme une grande partie de la presse nationale se range du côté du pouvoir algérien, les manifestants, en retour, s’en prenaient parfois verbalement aux journalistes et photographes sur le terrain. Mais Louiza Ammi et Samir Sid observent que ces insultes à l’adresse des professionnels de l’information enregistrent un recul ces dernières semaines.
«Les manifestants ont appris à filtrer. Ils nous reconnaissent, nous ont adoptés et ce sont même eux qui nos protègent», relativise de son côté Louiza.
Pour Lydia Saidi, le Hirak a surtout offert une expérience incroyable, celle de photographier des manifestations à la fois joyeuses, mais parfois très tendues. Ce qui l’a incitée à développer de nouveaux gestes et réflexes.
Détermination et pacifisme
Si le Hirak a été d’un grand apport professionnel dans la carrière des photographes, ils ont chacun été saisis par des moments, des événements, des instants ou des images.
Pour Toufik Doudou et Samir Sid, c’est la détermination affichée par le peuple qui été la plus frappante à leurs yeux.
«Je vois des jeunes marcher inlassablement, avec hargne, depuis le 22 février, sans rater aucun vendredi. Ils laissent travail, famille, engagements et viennent au Hirak. Beaucoup arrivent de l’étranger régulièrement. Pour eux et pour les autres, je dois continuer à transmettre l’image. C’est tout ce qui est à ma portée pour aider mon pays», déclare Toufik Doudou avec ferveur.
Samir Sid, lui, reconnaît n’avoir jamais imaginé que la révolution pouvait tenir huit mois de façon aussi soutenue et pourtant pacifique.
«J’ai assisté à des vendredis où 2 millions d’Algériens marchaient dans la rue, les cafés étaient ouverts, les gens sirotaient leur boissons sur les terrasses et pas une tasse de cassée! C’est incroyable!», témoigne-t-il subjugué.
Ali Laskri dit de son côté avoir été marqué par cette force commune réunie pour une même cause. Il tient d’ailleurs à féliciter tout photographe qui a participé de loin ou de près, mais dans l’objectivité, à servir l’intérêt commun.
Louiza Ammi retient quant à elle l’image de familles entières défilant et chantant ensemble: Algérie libre et démocratique!
Lydia Saidi, pour sa part, évoque la construction complexe de cette insurrection comme fait marquant du Hirak. Une complexité caractérisée par l’aspect pacifique, tendu et incertain des premières semaines.
Propagation de la culture photographique
Outre cet apport personnel, nos photographes sont conscients qu’ils ont contribué au développement d’une culture photographique auprès de larges couches de la société algérienne. Louiza Ammi affirme même que des citoyens l’abordent régulièrement pour lui demander conseil et elle observe que les ventes de matériel photographique connaissent un essor.
Elle est également contente d’assister à l’émergence d’une relève qu’elle souhaite plus féminisée! Elle reconnaît l’existence d’une concurrence très loyale entre les photographes. Une concurrence accompagnée aussi par «beaucoup de camaraderie, de liens qui se tissent et des encouragements», ajoute-t-elle.
Fortement engagés, les photographes sont aussi unanimement conscients de leur rôle de témoin de cette phase inédite de l’histoire du pays. Ils affichent une ferme volonté de donner le meilleur d’eux-mêmes pour accompagner le mouvement et transmettre ses vérités.