«L’ennemi de mon ennemi est mon ami.»
En temps de guerre, les principes moraux pèsent peu dans la balance quand sa survie est en jeu. C’est la nature de l’alliance de circonstance conclue entre les Kurdes et le gouvernement syrien. Ceux qui étaient décrits par de nombreux Occidentaux comme les «progressistes» du Moyen-Orient pactisent donc avec celui que les mêmes qualifient de «boucher de Damas», Bachar el-Assad, dont Laurent Fabius, ancien ministre des Affaires étrangères, expliquait qu’il «n’avait pas sa place sur Terre».
En effet, face à la puissance de l’armée turque et de ses supplétifs islamistes, les Kurdes, qui redoutent le génocide de leur peuple, ont fait comprendre qu’ils n’avaient d’autres choix que de s’allier avec Damas. C’est ce qu’a expliqué Malzoum Abdi, commandant en chef des forces démocratiques syriennes dans une tribune publiée par la revue Foreign Policy:
«Nous croyons en la démocratie, mais à la lumière de l’invasion turque et la menace existentielle qu’elle pose pour notre peuple, nous pouvons être amenés à reconsidérer nos alliances. Les Russes et le régime syrien ont fait des propositions qui pourraient sauver des millions de personnes qui vivent sous notre protection.»
#Turks vs #kurds. "Trahis par #Trump, abandonnés de ts, soumis à 1 offensive no limites, ns avons décidé de faire "alliance" avec le régime de #Bachar et #Poutine. C'est terrible mais c'était le seul choix pr éviter 1 entreprise d'épuration ethnique de notre peuple"... GL #Kurde
— Frederic Helbert (@FredericHelbert) October 13, 2019
L’armée arabe syrienne a d’ailleurs déjà commencé à déployer des forces vers le nord-est de la Syrie. Des contingents de soldats sont arrivés, accompagnés de blindés en vue des localités de Minbej, Ain Issa, Tall Tamr.
Cette alliance, plutôt contre nature, place les capacités militaires turques et syriennes, voire russes, dangereusement proches les unes des autres, soulevant ainsi de nombreuses interrogations tant sur le plan militaire que politique. Entretien sans détour avec Gérard Chaliand, spécialiste des relations internationales et des conflits armés. Il est lauréat du prix de meilleur livre géopolitique en 2014, pour son ouvrage Vers un nouvel ordre du monde, aux éditions Le Seuil.
Videographic on northern Syria as Damascus sends troops towards the Turkish border to contain Ankara's deadly offensive against the Kurds pic.twitter.com/HGjVvRE13J
— AFP news agency (@AFP) October 14, 2019
Sputnik France: Comment pourrait se matérialiser cet accord sur le terrain? Quelle forme prendrait cette alliance?
Gérard Chaliand: «D’abord, il faut dire que les Kurdes n’avaient pas d’autre choix. Entre se faire écraser et survivre, ils ont choisi la survie. Sur le terrain, ils auront la couverture russe et syrienne, limitant l’avancée d’Erdogan au “corridor de sécurité” qu’il souhaite créer, mais il ne pourra pas avancer plus loin, donc au-delà de cette zone, les Kurdes seront en sécurité.»
Sputnik France: Il n’y a donc aucune chance que cette alliance parvienne à repousser les forces turques jusqu’à leur frontière?
Gérard Chaliand: «Non, cette alliance ne rassemble pas grand-monde. Si on additionne ce qu’il reste des forces de Bachar el-Assad plus ce qu’il reste des forces kurdes, ça reste relativement faible par rapport à la puissance de frappe turque. Ce que je remarque, par contre, c’est que nous Européens, on n’a rien pu faire du tout.»
Sputnik France: Y a-t-il un risque de voir deux armées conventionnelles se faire face, à Minbej par exemple?
Gérard Chaliand: «Non, je ne pense pas qu’ils aient intérêt à se rentrer dedans, car la partie est inégale. Les Turcs disposent de capacités bien supérieurs à celles des Syriens, qui ne vont pas chercher à titiller l’armée turque.»
Sputnik France: L’armée syrienne pourrait-elle se laisser entraîner par les Kurdes à engager l’armée turque, avec la couverture des forces russes?
Gérard Chaliand: «Il faudrait que les Russes se décident à frapper la Turquie, ce qui n’est pas certain du tout. Les Russes jouent un jeu compliqué, ils sont un peu amis avec tout le monde. Ils sont amis avec les Iraniens, ils sont amis avec les Turcs, ils sont amis avec les Syriens…
Pour l’instant, le plus important pour les Russes, c’est leur client: Bachar el-Assad. Ils vont renforcer son pouvoir autant que faire se peut, mais n’iront pas jusqu’à engager la Turquie militairement, selon moi, ce n’est pas une option.»
Sputnik France: Erdogan a clairement dit que son opération n’a pas vocation à compromettre l’intégrité du territoire syrien. Pensez-vous qu’après avoir établi son «corridor de sécurité», il se retirera de la zone et laissera le terrain au gouvernement syrien?
Gérard Chaliand: «Non, il ne le laissera pas au gouvernement syrien. Il laissera la zone à ses supplétifs syriens plus ou moins islamistes, du type d’Al-Nosra*. Ces Syriens arabes, fidèles à Ankara, resteront là, ravitaillés, organisés et appuyés par la Turquie, qui exercera sur cette zone une autorité indirecte.»
Sputnik France: Pourtant, le gouvernement syrien affiche régulièrement son objectif de recouvrir l’intégrité du territoire syrien. Ce couloir ne va pas devenir un nouveau pays autogéré…
Gérard Chaliand: «Ça restera la Syrie, mais restera aussi une zone indécise, influencée par la Turquie et vidée de ses Kurdes. Maintenant, il faut voir aussi ce que le régime de Bachar el-Assad va faire dans la région d’Idleb. Il est possible qu’avec l’aide russe, ils essayent de nettoyer Idleb, de manière à rééquilibrer la partie du territoire syrien qui jouxte la frontière turque.»
Sputnik France: Vu la situation dans laquelle se retrouvent les Kurdes aujourd’hui, n’était-ce pas un péché originel des Occidentaux d’avoir fait peser le poids de la stratégie anti-État islamique* sur les épaules des Kurdes, qui restent minoritaires en Syrie?
Gérard Chaliand: «Les Occidentaux ne voulaient pas le faire eux-mêmes, et les Kurdes se sont offerts à le faire afin d’essayer de grignoter quelque chose. C’était un pari incertain, et grâce à (ou à cause de) M. Trump, ils l’ont perdu. Reste à savoir ce que Donald Trump peut gagner dans l’affaire. Qu’a-t-il obtenu jusqu’à maintenant? Il a supposément conforté un allié de l’Otan –si ambigu soit-il. En réalité, M. Erdogan se situe avant tout comme le représentant d’un sunnisme militant et actif, destiné à accroître son pouvoir au sein du Moyen-Orient. Selon moi, c’est donc un très mauvais calcul de sa part, comme le lui ont dit un certain nombre de ses conseillers, qu’ils soient militaires ou politiques.»