Ce n’est pas pour faire mentir les vieilles superstitions que le Sedov, le plus grand navire-école au monde, accueille des femmes à son bord, mais simplement parce qu’elles sont toujours plus nombreuses à vouloir embrasser la carrière de marin.
À bord du quatre-mâts russe, elles se révèlent des rouages indispensables de la mécanique de précision qu’est un équipage de marine à voile. Tous les marins du Sedov vous le diront: «Une femme sur un bateau, c’est comme un lapin, ça porte malheur!» est un dicton que l’on n’entend plus à bord depuis belle lurette. À travers ces quatre portraits de femmes, vivez une passion commune, la mer.
Olga est née à l’autre bout du monde, à Vladivostok. Elle a commencé sa vie professionnelle comme coiffeuse et au bout de quelques années a ouvert deux salons de coiffure. Mais en 1996, sa vie vire de bord et elle déménage avec son mari, marin à Kaliningrad, pour partir aussitôt sur un bateau de commerce.
«J’ai commencé comme responsable de bar, mais comme j’aime créer, je suis devenue coq,» nous raconte Olga Patouk.
Elle passe la journée entière avec trois autres employés de cuisine à jongler avec les poêles d’une centaine de litres et à inventer des menus pour 150 hommes et femmes qui passent leur vie à faire des efforts physiques en plein air. Et l’air marin, ça creuse!
«Mon plat préféré, c’est les spaghettis bolognaise. C’est simple et nourrissant, dit Olga. Sinon, l’équipage aime les choses très russes –la bouillie de sarrasin, la purée, les pommes vapeur.»
Les cadets qui suivent leur stage à bord du Sedov sont de garde dans la cuisine et à la plonge à tour de rôle et Olga en parle avec une tendresse toute maternelle. La famille lui manque, parce qu’elle passe en moyenne huit mois par an en mer.
«Mais je n’arrive pas à rester à quai, bien que le travail ici soit très physique, dit Olga. Je pense que c’est parce que j’aime la mer. Tout simplement!»
À Severodvinsk, près d’Arkhangelsk, tout le monde –ou presque– est lié à la mer. Ainsi, faire ses études dans l’École supérieure maritime de Kertch a-t-il été un choix naturel pour Daria Oulianova. Cette (très) jeune femme à l’apparence fine, à la voix douce, s’anime dès qu’on lui pose une question sur la voilure ou une manœuvre de navigation sur le Sedov. Elle voit son avenir tout tracé: devenir navigateur timonier, puis capitaine d’un voilier.
«Partir en mer est un rêve d’enfance, raconte à Sputnik Daria Oulianova. Mes deux grands-pères sont navigateurs et on a beaucoup voyagé à travers la Russie avec mon père, militaire et vétéran de la guerre en Tchétchénie.»
«J’ai fermement pris ma décision de travailler à bord d’un voilier de croisière depuis cinq ans, explique Daria. La communication avec les passagers est un plaisir pour moi, parce qu’on ne vient pas par hasard sur un bateau à voile. Sur le Sedov, on le remarque particulièrement.»
Pour Daria, qui vient de terminer sa quatrième année à l’Université technologique maritime de Kertch, même le type du bateau sur lequel elle veut travailler dans le futur est déjà déterminé: «Il faudrait qu’il me soit proche, pas trop grand, comme le Royal Clipper, plutôt de taille moyenne et avec un bon équipage.»
«J’ai bien sûr un rêve, mais pour l’instant je ne peux pas le dévoiler, confie Daria. Je suis absolument certaine qu’il va se réaliser. Le temps viendra où je deviendrais capitaine! Mon histoire ne fait que commencer ici, sur le Sedov.»
Et Daria plonge totalement dans «son» histoire: dès les premiers jours de son premier stage en mer, elle s’est mise à étudier dans le moindre détail le gréement, les nœuds marins, elle travaille sur les mâts sans peur… l’effort a payé, elle s’est fait remarquer et, récompensée par le certificat de «matelot de 1re catégorie», Daria est choisie pour suivre sa formation sur un voilier.
Nous nous sommes retrouvés avec Anastasia Kapitanova dans le sacro-saint de ce bateau mythique, au poste du pilotage. C’est son domaine, puisqu’elle «assure la sécurité de la navigation», comme le précise sa fiche de poste. Mais ses obligations se décomposent en une multitude de tâches aussi techniques que précises: l’entretien et la réparation du matériel électronique, son calibrage, la sécurité Internet, etc.
«Avant, on s’appelait “radiotélégraphistes”, raconte à Sputnik Anastasia Kapitanova. Mais maintenant, on n’utilise plus le code Morse, on a une langue plus performante pour les échanges, basée sur l’anglais.»
«Quand je voyais mon grand frère démonter les magnétos, j’y mettais toujours le nez aussi, se souvient Anastasia, et en plus, mon grand-père et mon arrière-grand-père étaient également radiotélégraphistes dans la Marine.»
Au début de ses études, dans un groupe composé à 2/3 de filles, Daria n’avait pas réalisé que sa formation était non seulement bourrée de disciplines techniques, mais qu’elle impliquait aussi des sorties en mer. «Là, j’ai commencé à rêver de partir en mer à bord du Kruzenshtern, un symbole de la marine à voile», explique Anastasia, qui a décidé changer d’affectation.
«J’aime les navires civils, les relations entre les membres de l’équipage sont différentes de la Marine: c’est une famille soudée, tout le monde est solidaire, explique Anastasia. C’est un organisme détaché des problèmes “de la terre ferme”.»
«Mon mari est également dans la marine, mais il travaille dans les bureaux, confie Anastasia. Nous avons la même notion des priorités dictées par la mer, sachant qu’il est très difficile d’attendre celui qui est en pleine mer et d’accepter ces séparations dictées par le métier.»
Le sens du devoir est une qualité fondamentale pour un marin et c’est par cette qualité que la jeune Lizoveta Moukhina s’est retrouvée à bord du Sedov. à la fin de ses études secondaires en 2013, rêvant d’une carrière de designer, la jeune fille est entrée à l’école supérieure à Volgograd, où elle consacrait son temps libre à la boxe thaïe. Un coup de fil de sa mère a tout changé: le jeune frère de Lizoveta entre à l’école radiotechnique dans la petite ville de Ieïsk, au bord de la mer d’Azov et «il faut le surveiller pendant la première année». La «surveillante» n’avait que 18 ans à l’époque. «J’ai compris que la meilleure façon de “surveiller” mon frère était d’entrer dans la même école, raconte Lizoveta. Mes parents m’ont promis de ne plus jamais demander de service.» Soit! La designer se reconvertit en navigatrice, sans penser qu’elle a choisi son destin.
«J’avais des notions de navigation très enfantines! rit Lizoveta Moukhina. Comme mes copines, je pensais que le bateau s’arrêtait la nuit, que tout le monde se couchait et que l’on reprenait la navigation au matin. “La veille”, je ne connaissais pas.»
«Pour une femme à bord, ce n’est pas l’effort physique qui est le plus dur, mais les responsabilités et la pression psychologique, développe la jeune femme. Et aussi, que l’on rate des moments forts de sa vie: le mariage d’amis, la mort de son chien, la maladie de ses proches… ça, on ne le rattrapera pas.»
Mais il lui a fallu encore patienter, puisqu’elle a passé son deuxième stage sur les navires «mer-fleuve» à sillonner le canal Volga-Don, à transporter du soufre sous la canicule estivale. «J’étais une “stagiaire à tout faire”: matelot d’accostage, matelot-nettoyeur, matelot-déménageur, raconte Lizoveta, en plus, j’ai étais payée au plus bas. Soit, j’ai acquis de l’expérience.»
«On dit plus souvent à une femme de se tenir à sa place, explique Lizoveta Moukhina. Il ne nous reste qu’à dire “OK, aujourd’hui vous avez raison, mais je vous prouverais de quoi je suis capable!”»
«Je n’ai pas de petit ami, parce que je trouve que personne ne devrait être obligé de m’attendre, confie Lizoveta Moukhina. Si une femme doit choisir entre un homme et le bonheur en mer, je pense qu’elle doit choisir son bonheur.»