Gilets jaunes: «La justice n’a pas besoin d’obéir aux ordres, elle va au-devant»

© AFP 2024 Benoit PEYRUCQ This court sketch made on February 13, 2019 shows Christophe Dettinger, a former boxer, standing during the opening hearing of his trial over the assault of a police officer during 'yellow vest' protest (gilets jaunes), at the Paris courthouse.
This court sketch made on February 13, 2019 shows Christophe Dettinger, a former boxer, standing during the opening hearing of his trial over the assault of a police officer during 'yellow vest' protest (gilets jaunes), at the Paris courthouse. - Sputnik Afrique
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Environ 1.800 condamnations, près de 1.400 en attente de jugement, des centaines de peines de prison ferme. La justice s’est montrée sévère avec les Gilets jaunes. Pour certains, le contexte insurrectionnel le justifie. D’autres parlent de répression judiciaire. Sputnik France a interrogé avocats et activistes pour tenter de comprendre.

«C'est extraordinaire. C'est de l'abattage. Nous sommes face à une justice de masse que l'on n'a pas connue depuis la guerre d'Algérie. Cette répression, les formes qu'elle a prises, la violence dans les faits, dans les termes des parquets, des juges du siège, sont tout à fait stupéfiantes. J'ai 46 ans de carrière, je n'ai jamais vu une chose pareille.»

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L'avocat Régis de Castelnau juge sévèrement la réponse de la justice aux Gilets jaunes. Le Premier ministre Édouard Philippe fournissait le 12 février un bilan devant l'Assemblée nationale. Et les chiffres donnent le tournis. «Depuis le début de ces événements, 1.796 condamnations ont été prononcées par la justice et 1.422 personnes sont encore en attente de jugement», a-t-il lancé aux parlementaires. Avant d'ajouter que «plus de 1.300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été placées sous mandat de dépôt».

Pour Régis de Castelnau, ceci traduit une volonté de répression du mouvement:

«Le pouvoir a fait le choix de la répression, ce que l'on a bien vu avec l'intervention du chef de l'État pour les vœux du Nouvel An, où il ne s'est adressé qu'à son camp en parlant de "foule haineuse" pour qualifier les Gilets jaunes. Et ce qui s'est mis en place derrière n'a rien à voir avec une justice normale. Ce qui est grave, c'est que les magistrats ont accepté de faire du maintien de l'ordre alors qu'ils sont censés rendre la justice.»

Un avis partagé par François Boulo, avocat et porte-parole des Gilets jaunes de Rouen:

«Les condamnations qui ont été prononcées, en plus d'être extrêmement nombreuses et d'avoir touché en majorité des gens qui n'avait pas de casier judiciaire, ont été incroyablement sévères par rapport à ce qu'il se fait traditionnellement. Tout cela est le fruit de la politique de l'exécutif qui, au-delà de la répression policière, a mis en place une vraie répression judiciaire. Tout est fait pour interpeller un maximum, déférer devant le juge le plus vite possible et condamner le plus lourdement possible.»

Le 30 janvier dernier, le Canard enchaîné révélait «les incroyables consignes du parquet sur les Gilets jaunes». L'hebdomadaire a consulté un e-mail envoyé par leur hiérarchie aux magistrats du parquet de Paris. On y apprend que «même si les policiers pincent quelqu'un par erreur il faut "de préférence maintenir l'inscription au fichier TAJ" (traitement des antécédents judiciaires)». Le journal satirique affirme que le mail «recommande aussi le fichage, même si "les faits sont ténus"».

​Pire, les magistrats seraient priés de ne «lever les gardes à vue que le samedi soir ou le dimanche matin, afin d'éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble». «Ne laissez pas penser que le parquet de Paris prolonge les gardes à vue de gens qui n'ont rien fait», a répondu un porte-parole du procureur interrogé par le Canard enchaîné.

Contexte «insurrectionnel»

L'activiste Michel Taube, notamment connu pour ses engagements passés à la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) et à l'Unesco, fustige une utilisation qu'il juge abusive des procédures de gardes à vue: «Je rappelle qu'il s'agit d'interpeller une personne qui est présumée innocente et de la mettre en prison pendant quelques heures ou quelques jours. Sans parfois que la personne ne puisse contacter l'extérieur ou un avocat. Cette pratique a été condamnée à plusieurs reprises, notamment par le Conseil de l'Europe.»

​Il rappelle cependant le contexte inédit dans lequel la France se trouve depuis mi-novembre 2018. Un contexte qu'il qualifie d'«insurrectionnel»:

«Cette sévérité s'est manifestée dans une situation qui, au-delà des personnes, a été pendant quelques semaines insurrectionnelles. Nous n'avions jamais vu en France de telles violences, une telle situation d'anarchie, même lors de Mai 68 ou des émeutes de 2005. Ceci étant dit, je pense que oui, la justice a eu le bras lourd. Il y a aussi eu de la violence de la part des pouvoirs publics avec les forces de l'ordre. Mais encore une fois, nous avons été et nous sommes encore à certains égards dans une situation assez dramatique pour notre pays. Je pense que ce contexte explique en partie la sévérité de la justice. Maintenant, il ne faut pas en être fier.»

​Avec 1.400 blessés parmi les forces de l'ordre, des millions d'euros de dégâts dans plusieurs villes de France et des artisans et commerçants à bout, la réponse pénale a-t-elle était justifiée?

«Non, je ne pense pas. Les émeutes de 2005 étaient largement aussi violentes. Quant aux chiffres qui sont avancés concernant le nombre de blessés dans les rangs des forces de l'ordre ou le montant des dégâts, j'ai quelques doutes sur leur fiabilité. Je rappelle que les chiffres des participations aux manifestations donnés par monsieur Castaner sont grotesques, comme l'ont montré certains observateurs. Je demande donc les vérifications de ces chiffres. Évidemment qu'il y a des individus violents dans les cortèges. Mais il y a aussi la question de la manière dont s'opère le maintien de l'ordre. Le maire Montfermeil a souligné qu'il était moins sévère en 2005 que face aux Gilets jaunes. Je veux bien qu'il y ait des gens violents, mais de nombreux blessés graves, dont certains ont été éborgnés, ne représentaient aucun danger. Certains étaient même des passants. Quant à la réponse pénale, plusieurs peines ou la manière dont elles ont été prononcées sont délirantes.», répond Régis de Castelnau.

Il cite notamment le cas de Hedi M., 28 ans, condamné à 6 mois de prison ferme et 3 ans d'interdiction de manifester pour un statut Facebook appelant à bloquer un dépôt pétrolier. Ou celui d'un autre Gilet jaune, condamnés «à 28 mois tout aussi fermes, sans avoir été défendu par un avocat, au prétexte, selon la présidente du tribunal, que cela n'aurait rien changé.»

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D'autres ont échappé à de lourdes peines, mais pas aux comparutions immédiates. Un article publié le 3 décembre dernier par BFMTV rend compte de plusieurs jugements suite aux violences du 1er décembre à Paris: «Nombre de prévenus ont été arrêtés avant les faits. Maçon, tourneur-fraiseur, soudeur, mécanicien, chauffeur, étudiant, des inspecteurs qualité chez Safran: nombre d'entre eux sont aussi bien insérés professionnellement et socialement. Âgés de 20 à 50 ans, ces pères de jeunes enfants, pour bon nombre d'entre eux, et habitant en régions, ont été arrêtés souvent avec des masques de ski, des lunettes de piscine, des gants, du sérum physiologique… Beaucoup ont été interpellés dès leur arrivée à la manifestation et n'ont pas eu le temps de mettre leurs gilets jaunes.» Nous sommes loin du profil du casseur issu d'un mouvement radical.

«Il faut être clair, il y a des gens, dont la plupart sont connus depuis des années, qui viennent dans les manifestations pour casser, mais ils représentent une minorité et ne sont pas des Gilets jaunes. Ensuite, il y a certains Gilets jaunes, qui n'avaient jamais eu affaire à la justice et qui n'étaient pas venus pour casser, mais qui se sont retrouvés nassés et sous les tirs de grenades lacrymogènes. Évidemment, certains ont pu tenter de forcer leur sortie. Même du côté de la police, des agents n'avaient même pas conscience que tout était bloqué», affirme François Boulo.

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La vitesse des comparutions immédiates tranche avec des enquêtes de l'Inspection générale de la police nationale, qui semblent prendre leur temps. Au 18 février, l'écrivain et documentariste David Dufresne recensait 243 signalements à l'IGPN pour 133 enquêtes. Début février, 59 avocats ont publié une tribune dénonçant le traitement judiciaire dont ont fait l'objet plusieurs Gilets jaunes. Ils alertent notamment sur le «danger que constituent ces procédures faites souvent dans l'urgence et visant principalement à gonfler, souvent de manière artificielle, des chiffres qui seront annoncés par le ministère de l'Intérieur». Dans le même temps, les conseils dénoncent la lenteur des procédures engagées contre les policiers soupçonnés de violence:

«L'identification de policiers mis en cause est longue et laborieuse, les poursuites rares, dans le cadre de procédures excluant les avocats (enquêtes préliminaires, enquêtes internes) de sorte qu'à ce jour, à la connaissance des avocats signataires, aucune poursuite pénale n'a abouti concernant des violences policières.»

Célérité et sévérité pour les Gilets jaunes, clémence pour les policiers? «C'est l'impression que cela donne. Factuellement, nous ne savons pas si des consignes du pouvoir ont été données à l'IGPN. Ce que l'on sait, c'est que l'exécutif a montré un soutien sans faille aux forces de l'ordre, quoi qu'il arrive. Au contraire de ses nombreuses dissuasions à venir manifester», analyse François Boulo. Régis de Castelnau cite le cas de Didier Andrieux, commandant divisionnaire, filmé molestant des manifestants à Toulon le 5 janvier.

«Le témoignage d'un de ses anciens collègues a indiqué que cet individu était caractériel et pourtant le procureur n'a pas décidé bon d'enquêter», souligne l'avocat. Le procureur de la République de Toulon a jugé qu'il avait agi «proportionnellement à la menace». Le policier, décoré de la Légion d'honneur, fait cependant l'objet d'une enquête de l'IGPN qui a été saisie par le préfet du Var.

«Réflexe de classe» de la magistrature

Au-delà de la réponse pénale, c'est l'indépendance de la justice qui pose question. À plusieurs reprises, des membres du gouvernement ont appelé à la plus grande sévérité. La Garde des Sceaux Nicole Belloubet s'est déplacée en personne le 2 décembre au tribunal de Paris, dans les locaux de la permanence du parquet. Face caméra, elle appelait à «une réponse pénale extrêmement ferme» face aux débordements de la veille. De quoi inspirer un communiqué incendiaire au Syndicat des avocats de France (SAF) et intitulé «Madame Belloubet, la séparation des pouvoirs, ça vous parle?»:

«Nous rappelons à la Garde des Sceaux que se substituer aux magistrats, c'est méconnaître le principe de la séparation des pouvoirs, lequel garantit la limitation du pouvoir par le pouvoir.» «Qu'un Garde des Sceaux fasse une chose pareille est inédit. Il a suffi de ce coup de sifflet pour que la justice fasse de la surenchère au point même que dans les cercles du pouvoir certains se sont demandé si ce n'était pas excessif», assure Régis de Castelnau.

Alors, pas indépendante la justice en France?

«Les parquets et les procureurs ne sont pas indépendants comme l'a clairement dit la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH) en 2010. Ils prennent des instructions du ministère. Ce sont eux qui mettent en application la politique de répression et décident de déférer les individus interpellés. Ensuite se pose la question des juges qui vont prononcer les peines et qui sont eux statutairement indépendants. Pourquoi autant de sévérité? À mon avis, l'explication est sociologique. Vous avez affaire à des gens qui, pour la plupart, ont un réflexe de classe et sont loin d'être des sympathisants du mouvement des Gilets jaunes. Ils leur font même très peur», analyse François Boulo.

Michel Taube a une vision différente des événements. Il met en avant la spécificité française: «Nous sommes dans un pays à tradition jacobine, où l'État est souvent très puissant, où la notion d'ordre public, qui est très importante, fait que souvent l'État prend le dessus sur les intérêts individuels. C'est aussi dans ce contexte que nous avons eu autant d'interpellations. Lorsque l'ordre public est menacé, les décisions de justice sont souvent fermes. Nous n'allons pas convoquer Montesquieu et "De l'esprit des lois". Je suis extrêmement attaché à la séparation des pouvoirs, mais la réalité est que la justice est une autorité indépendante, mais pas un pouvoir indépendant.»

«Dans tout État, même démocratique, le politique, via notamment le ministre de la Justice, a une certaine emprise sur la politique judiciaire menée par les tribunaux. Les juges sont autonomes et agissent en conscience indépendamment de toute pression du pouvoir politique. Il n'en demeure pas moins que le pouvoir judiciaire n'existe pas totalement. Cela ne me dérange pas, en tant de crise, que l'exécutif exprime des volontés ou des souhaits par rapport à ce que devraient faire les tribunaux. Encore une fois, au final, ce sont eux qui décident en leur âme et conscience.»

Régis de Castelnau est, lui, sur la même longueur d'onde que François Boulo:

«Sur le plan technique, on peut penser que les juges sont indépendants, mais il y a une telle cohérence intellectuelle, politique, sociologique avec les gens qui sont au pouvoir que la justice n'a plus besoin d'obéir aux ordres, elle va au-devant des souhaits du pouvoir. C'est très grave.»

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